Dans toute ma vie, malheureusement, je n’ai connu que très peu de poètes. J’ai surtout fréquenté des joueurs d’échecs. Les boxeurs non violents enfilent des gants en chewing-gum.

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète qui ait pu vivre de sa plume. Avec code-barres.

… dans toute ma vie je n’ai pas connu de poètes riches ou de famille fortunée. Comme Roussel, Proust, ou, à son époque, Chateaubriand.

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète qui aurait pu figurer dans un « palmarès ». Ni sur la liste des personnes les plus « populaires ». Ni sur la liste des personnes « les plus riches ». Ni sur celle des « plus célèbres ». Sur la liste des personnes les plus « influentes » n’apparaissent jamais de poètes que je connais. Mais presque tous les ans on y voit les noms d’Ophrah Winfrey, Kim-Jong-un, George Clooney ou Lionel Messi.

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète secondé par un secrétaire. Les plus aisés avaient ou ont un collaborateur. C’est-à-dire un ami. Un intime qui bénévolement, à la « mère Teresa », l’aide. Avec du tact même une taupe parvient à ce qu’un hippopotame se trouve comme chez lui dans son terrier.

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète obligé de se protéger. Par l’exclusivité. Étendue aux droits mondiaux. Pour tous et chacun de ses écrits. Dans toutes les langues. Même en volapük pour canaris. Pendant que je réalisais mon dernier film avec Borges (« Une vie de poésie »), quelqu’un lui demanda spontanément : « Comment vous protégez-vous des éditeurs pirates ? ». « Me protéger ? C’est un si grand plaisir et si inespéré d’être édité ici ou là… »

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète en ayant « jusque-là » de répondre aux « mille et une » interviews. Ou de préfacer des ouvrages. Ou d’écrire des articles. Ou de prononcer des conférences. Les psychiatres muets sont parfaits pour les boas à dentier.

… dans toute ma vie la plupart des poètes que j’ai eu la chance imméritée de connaître ou d’avoir connus vivent ou vivaient dans des conditions précaires. Pendant ses cinquante dernières années, André Breton a vécu à Paris dans un minuscule entresol. Entre deux étages. Il n’habitait ni un deuxième ni un troisième étage. Mais une sorte de studio entre les deux. Lorsque j’allais le voir, je devais adapter mon corps à sa table. Elle occupait presque toute la pièce. Boulevard de Port-Royal, Alfred Jarry a aussi connu un minuscule studio. Le sien. Si semblable. Egalement entre un deuxième et troisième étage. Il l’avait baptisé « le calvaire du trucidé ».

… dans toute ma vie je n’ai connu que des poètes n’ayant eu aucun problème avec des paradis fiscaux. La plupart sont morts couverts de dettes. Pour leur plus grand mérite. Aujourd’hui, nous savons (par de récentes études médicales) qu’Alfred Jarry est « mort de faim ».

… dans toute ma vie pas un seul de mes amis poètes ne s’est plaint de sa situation. Indigne ?

… dans toute ma vie j’ai vu les meilleurs d’entre eux finir leurs jours poursuivis par des huissiers. Ou harcelés pour des impôts microscopiques. Grâce à cela (ou malgré cela) Alfred Jarry a écrit « Gestes et Opinions du docteur Faustroll, pataphysicien ». Un livre exemplaire. Un monument.

… dans toute ma vie les poètes que j’ai connus détestaient ou ne supportaient pas la provocation. Pour eux elle a toujours été une horrible excroissance : aléatoire, inespérée, rotatoire, et surtout incontrôlable.

… dans toute ma vie les poètes que j’ai connus ne se sont considérés ni visionnaires ni prophètes. Ils se disaient, comme leurs ancêtres grecs, « hacedores ».

… dans toute ma vie les poètes que j’ai connus ont adopté avec humour l’écriture comme qui entre en religion. Sans point d’appui. Penchés au-dessus du vide.

Un prix ironique venu des limbes

J’ai connu Allen Ginsberg et Andy Warhol… dans la préhistoire. C’est-à-dire en 1959. Dès qu’il m’a vu, Ginsberg m’a invité dans sa soupente. Le soir même. Il m’a reçu avec son ami Pierre, qui était nu et en train de déféquer. Cette année-là, la Fondation Ford (Institute International of Education) a proposé à six novices européens (« qui atteindraient un jour la célébrité » !) de connaître les USA. Malgré une telle pirouette du dieu Pan, la Fondation devina juste de façon quasi magique. En choisissant Günter Grass pour l’Allemagne, Italo Calvino pour l’Italie, Hugo Claus pour la Belgique, Tomlinson pour l’Angleterre. Et tutti quanti. Ils ne se trompèrent que pour l’Espagne : car c’était moi l’heureux élu. Invisibles, nous aurions été encore plus évanescents.

Marcel Duchamp aux Etats-Unis réalisa « Etant donné ». Son gigantesque et décisif projet. Qui ne se trouvait alors que dans son carnet. Il donnait des leçons de français pour payer sa misérable chambre d’hôtel. Le transcendant Simon Leys a dû émigrer en Australie. A Paris, Man Ray, dans son « atelier » mal protégé de la pluie… Et pis encore Magritte. Ou Giacometti.

Pour mourir, Roland Topor s’est occulté dans une loge de gardien. Ionesco a passé des dizaines d’années dans une autre du même genre. Beckett a vécu un demi-siècle rue des Favorites. Dans une chambre de service. Comme tant de ses collègues aujourd’hui. Comme ce philosophe qui, jusqu’à son dernier jour, a partagé avec Simone dix mètres carrés.

Une fois occultés soudain, et de façon inattendue, après tant de privations, les disparus connaissent enfin « la gloire ». Comme un prix ironique qu’ils reçoivent des limbes.

Pourtant, les meilleurs d’entre eux ont changé constamment la vie. Et le monde, et même la simple géographie politique. Avec leurs fractales, leur incompatibilité, ou leur tohu-bohu.

Aucune civilisation n’a été capable d’engendrer un tel nombre d’évidences. La confusion est-elle le bon programme pour se perpétuer ? Tous les poètes ont-ils vécu à la sueur de leurs indisciplines ? A la fois ici et en marge ?

Oui, les « poètes vivants » ne le sont qu’après le moment de s’occulter. Définitivement.

Fernando Arrabal