« Monsieur le Président, la dignité du Cameroun exige que vous alliez à Eséka »
« Monsieur le Président, la dignité du Cameroun exige que vous alliez à Eséka »
Par Marafa Hamidou Yaya (ex-ministre de l'intérieur du Cameroun)
Du fond de sa prison, l’opposant Marafa Hamidou Yaya interpelle le président Biya et exige une enquête plus indépendante sur les causes du drame ferroviaire du 21 octobre.
Ancien secrétaire général à la présidence du Cameroun, Marafa Hamidou Yaya a été condamné en 2012 à vingt-cinq ans d’emprisonnement. La justice l’a jugé coupable de « détournement de deniers publics » et de « complicité intellectuelle » dans l’affaire de l’achat avorté d’un avion pour le président Biya, en 2001. D’autres considèrent qu’il s’agissait surtout pour le pouvoir d’écarter un rival. Selon une note diplomatique publiée par Wikileaks, il aurait en effet confié à l’ambassadeur américain au Cameroun ses ambitions présidentielles.
Début 2016, sa peine a été réduite à vingt ans par la Cour suprême mais en juillet de cette même année, le groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire a rendu un avis concluant que « l’arrestation, la détention et la condamnation de M. Yaya ne se justifiaient pas et que son droit à un procès équitable a été sérieusement nié durant la procédure pénale à laquelle il a fait face ».
Du fond de sa cellule, Marafa Hamidou Yaya adresse cette lettre ouverte au chef de l’Etat, Paul Biya, que Le Monde Afrique publie en exclusivité.
Yaoundé, le 27 octobre 2016
Monsieur le Président de la République,
C’est au cœur de l’une des périodes les plus tragiques et les plus sombres de l’histoire récente de notre pays que je m’adresse à vous. Les images insoutenables de l’accident ferroviaire survenu le 21 octobre au matin à Eséka, sur la ligne Yaoundé-Douala desservie par Camrail, ont profondément bouleversé tous les Camerounais. Elles continueront longtemps de les hanter.
Ces 79 morts, innocents privés de leur destin et arrachés à leurs proches – mais n’y a-t-il pas eu davantage de victimes qu’on ne veut bien nous le dire ? –, ces centaines de blessés qui tentent aujourd’hui de s’accrocher à la vie dans les conditions sanitaires les plus précaires, sont d’autant plus insupportables à nos compatriotes que ce drame aurait pu être évité. Si l’émotion de la nation est aujourd’hui si forte, c’est parce qu’elle mêle la douleur et la colère.
Lorsque ce tragique événement s’est produit, Monsieur le Président, vous ne vous trouviez pas au Cameroun. C’est donc plus de 48 heures après les faits que vous vous êtes enfin exprimé, à votre arrivée à l’aéroport de Yaoundé. Vous ne vous êtes depuis toujours pas rendu sur les lieux de l’accident.
Dans de telles circonstances, qu’on peut sans crainte qualifier de drame national, le chef de l’Etat ne se doit-il pas d’endosser la douleur de la nation, d’adresser à ses compatriotes des paroles de compassion et d’apaisement, de se recueillir au nom du peuple tout entier sur les lieux de la catastrophe ? C’est ce que les Camerounais attendent de vous. Faites donc ce geste simple, Monsieur le Président, pour répondre à leurs souhaits. Allez enfin à Eseka. La dignité, l’émotion de tout un pays l’exigent.
Les Camerounais attendent aussi de vous la vérité. Par décret du 25 octobre, vous avez créé une commission d’enquête sur les circonstances de l’accident. Mais vous avez décidé qu’y siégeraient uniquement des membres de votre gouvernement.
Comment, dès lors, cette commission pourrait-elle faire preuve de l’impartialité et de l’indépendance requises en de telles circonstances ? Comment vos ministres pourraient-ils établir en toute transparence les possibles responsabilités de l’Etat ? Comment pourraient-ils même établir les responsabilités probables du concessionnaire, la société Camrail [filiale du groupe français Bolloré], à laquelle l’Etat est lié par des intérêts communs ? Et cela en seulement 30 jours, soit le délai dérisoire qui lui a été accordé pour mener ses investigations ?
Les Camerounais ne s’y trompent pas, Monsieur le Président : ils savent bien que de cette commission d’enquête ne pourra pas sortir la vérité pleine et entière sur l’accident d’Eséka. Or cette vérité, ils veulent la connaître. Ils veulent savoir selon quels mécanismes un enchaînement de déficiences et de dysfonctionnements multiples a pu conduire à cette horreur.
Vous leur devez donc d’assurer l’indépendance de cette commission d’enquête en l’élargissant à des membres de la société civile, ingénieurs de haut rang, scientifiques éminents, juristes, anciens officiers supérieurs, anciens ministres, médecins.
Seuls des enquêteurs aux intérêts non alignés seront à même de livrer des conclusions crédibles. Notre pays n’en manque pas. Donnez-leur l’occasion de faire preuve de leurs compétences et de leur expérience. Donnez ainsi aux Camerounais la possibilité de connaître toute la vérité sur ce drame. Alors, seulement, ils pourront commencer à faire leur deuil.
Sachez enfin, Monsieur le Président, que les Camerounais ont bien conscience que le funeste événement d’Eséka n’est pas un pur accident. Le hasard, ou plutôt la malchance, a bien sûr joué son rôle. Mais elle s’est engouffrée dans une série de brèches complaisamment ouvertes par l’incurie de votre administration.
C’est parce que la route reliant les deux principales villes de notre pays s’est brutalement trouvée coupée, en raison d’un entretien insuffisant, qu’on a dans la précipitation entassé des voyageurs dans un train, au mépris des règles de sécurité les plus élémentaires.
C’est parce que l’hôpital d’Eséka manquait cruellement de médicaments et de lits que les blessés ont dû être acheminés, dans les conditions les plus éprouvantes et les plus critiques pour leur survie, vers les hôpitaux de Douala et Yaoundé.
Si les infrastructures routières et ferroviaires de notre pays n’étaient pas aussi vétustes et défaillantes, Monsieur le Président, ce drame aurait pu être évité. Si nos infrastructures de santé n’étaient pas aussi précaires, les blessés auraient pu être pris en charge plus efficacement et plus dignement.
Parmi les leçons que nous enseigne, au prix de telles souffrances, ce terrible accident, figure donc en premier lieu l’urgence à engager un programme massif d’investissement dans les infrastructures de notre pays.
Lorsque j’étais secrétaire général à la Présidence, et avant cela ministre de l’administration territoriale, j’ai sans relâche tenté de vous en convaincre. En vain : vous n’avez engagé dans ce domaine qu’une série de plans d’urgence qui furent autant de cautères sur une jambe de bois.
Le drame d’Eséka, dont le souvenir ne devra jamais s’éteindre, interdit désormais aux responsables de ce pays de tergiverser davantage. L’heure est venue pour le Cameroun de se transformer enfin en un Etat aux infrastructures modernes et à l’administration efficace et responsable. L’heure est venue pour que les dirigeants se mettent vraiment à l’écoute du peuple camerounais, et au service du Cameroun. Le drame d’Eséka a déclenché une onde de choc chez nos concitoyens. Ceux qui restent sourds à cette déflagration ont perdu tout contact avec le peuple.
Marafa Hamidou Yaya a été secrétaire général à la présidence du Cameroun et ministre de l’intérieur du Cameroun (2002-2011).