Les serrures des locaux de l’ONG Amnesty International, à Moscou. | Amnesty International

Les employés d’Amnesty International à Moscou ont eu une mauvaise surprise en arrivant à leur bureau à 10 heures, mercredi 2 novembre, situé au centre de la capitale russe. Posées à même le sol au milieu d’un petit tas de copeaux et de fils, les serrures ont été arrachées, l’alarme a été débranchée et l’électricité coupée. Un scellé sur la porte, portant le cachet de la ville de Moscou, interdisait à quiconque de pénétrer dans les locaux sans « la présence d’un responsable municipal ». Interloquée, l’équipe de l’ONG international de défense des droits humains a tenté de joindre le numéro affiché. Sans succès.

« Nous avons essayé, mais personne ne nous répond », a expliqué au Monde Sergueï Nikitine, le directeur d’Amnesty Russie, quelques instants après cette découverte qui l’a laissé désemparé. « Personne ne nous a prévenus de quoi que ce soit. Nous avons toujours payé le loyer régulièrement », poursuivait-il, en s’interrogeant : « Est-ce un signal ? Un avertissement ? » Installé dans ce même bâtiment depuis 1999, l’ONG craint de devoir subir le même sort qu’International Crisis Group. Cette autre ONG spécialisée dans l’analyse des conflits avait fini, après une série de tracasseries administratives, par se voir refuser le nouvel enregistrement que leur réclamait le ministère de la justice, en juin 2014.

« Nous ne savons pas ce qui a incité les autorités de Moscou à empêcher notre personnel d’accéder à nos bureaux », a réagi dans un communiqué John Dalhuisen, directeur Europe d’Amnesty International. Mais, ajoute-t-il, « étant donné le climat actuel de la société civile en Russie, il existe manifestement de nombreuses explications plausibles ». En parallèle aux associations et organismes russes, promptement classés « agents de l’étranger » dès qu’ils contreviennent au discours dominant du Kremlin, les ONG internationales sont en effet de plus en plus dans le collimateur du pouvoir.

« La tête dans le trou des WC »

La fermeture du bureau d’Amnesty à Moscou intervient au lendemain d’une critique vigoureuse de son responsable, M. Nikitine, après l’émoi suscité par le sort d’Idlar Dadine. Condamné à deux ans et demi de prison, et expédié en septembre dans le camp pénitentiaire n°7, à Segueja, en Carélie (nord-ouest de la Russie), cet homme de 34 ans a dénoncé la torture qu’il y subit dans une lettre adressée à sa femme par l’intermédiaire de son avocat, et rendue publique sur le site Internet Meduza.

« Nastia [diminutif d’Anastasia], si tu décides de publier ces informations qui me concernent, essaie de les diffuser le plus largement possible. Cela permettra d’accroître mes chances de rester en vie », écrivait-il, avant de détailler les mauvais traitements infligés. Battu à plusieurs reprises, il racontait ainsi son enfer : « Il y avait jusqu’à dix ou douze personnes à me frapper à coups de pied en même temps. Après le troisième passage à tabac, ils m’ont fourré la tête dans le trou des WC du mitard. »

Suspendu par les mains menottées derrière le dos, menacé de viol et de mort pour le dissuader de poursuivre sa grève de la faim, Idlar Dadine est le premier prisonnier à avoir été condamné par l’article 212.1, introduit en 2014 dans le code pénal russe, qui punit jusqu’à cinq ans de prison toute personne participant à une manifestation ou un meeting « violant les règles ». A plusieurs reprises, M. Dadine avait, tout seul à Moscou, brandi des pancartes critiques envers le pouvoir – l’une d’elles proclamant seulement « Je suis Charlie ».

Photo d’archive datée du 6 avril 2014 d’Ildar Dadin lors d’une manifestation antigouvernementale. | PHILIPP KIREEV / AFP

Au nom d’Amnesty International, M. Nikitine avait l’un des premiers à réagir, en réclamant la libération immédiate du prisonnier. « Les déclarations d’Idlar Dadine concernant les passages à tabac, les humiliations et les menaces de viol sont choquantes, mais malheureusement, elles ne sont que les dernières d’une série de rapports crédibles indiquant que la torture et d’autres mauvais traitements sont largement utilisés, en toute impunité, dans le système pénal russe afin de réduire au silence toute forme de dissidence », s’était-il indigné. Coïncidence ou pas, le lendemain, les portes de l’ONG étaient fermées. Mercredi après-midi, Amnesty tentait toujours d’entrer en contact avec les autorités.