Comment BASF a minoré sa facture fiscale de près d’un milliard d’euros
Comment BASF a minoré sa facture fiscale de près d’un milliard d’euros
LE MONDE ECONOMIE
L’industriel allemand aurait allégé sa facture fiscale de près d’un milliard d’euros entre 2010 et 2014, selon les calculs d’un rapport commandé par les Verts européens dont « Le Monde » a obtenu l’exclusivité.
BASF aurait optimisé sa facture fiscale de près d’un milliard d’euros entre 2010 et 2014, grâce à des montages fiscaux ingénieux mais légaux. | DANIEL ROLAND / AFP
Amazon, Apple, Google… ont défrayé la chronique de l’évasion fiscale ces derniers mois. Tous sont dans le collimateur de Bruxelles, pour n’avoir pas payé les impôts correspondant à leurs activités réelles sur le Vieux continent. Mais les géants américains des nouvelles technologies n’ont pas l’apanage de l’évitement de l’impôt. De grands groupes industriels européens plus traditionnels s’avèrent aussi être de véritables champions en la matière.
La preuve avec le premier chimiste mondial BASF, qui, selon les informations du Monde, aurait optimisé sa facture fiscale de près d’un milliard d’euros entre 2010 et 2014, grâce à des montages fiscaux ingénieux mais légaux.
Le Monde a eu accès en exclusivité à un rapport portant sur le groupe industriel allemand, réalisé, pour le compte des élus Verts du Parlement européen, par un chercheur nord-américain indépendant réputé, le fiscaliste Marc Auerbach, déjà auteur d’un rapport sur Ikéa paru en février.
Dans ce document de 61 pages, l’expert, qui s’est fondé sur des données complexes mais publiques, décrit par le menu comment BASF s’est organisé, pour transférer ses profits vers des filiales bénéficiant de taxations avantageuses et tirer ainsi au mieux parti des différents dispositifs défiscalisants dans et hors de l’Union européenne (UE).
1 milliard de dollars d’impôts esquivés
Cette politique fiscale agressive lui a permis de minimiser son impôt sur les sociétés. Le rapport évalue le montant des impôts ainsi esquivés à près de 1 milliard de dollars (923 millions d’euros), entre 2010 et 2014.
Sollicitée par Le Monde, la société BASF a répondu, lundi 7 novembre que « la société accorde une grande importance au respect des règles fiscales. BASF paye ses impôts en respectant les lois locales et adhère aux standarts internationaux développés par l’OCDE pour l’allocation des profits entre filiales d’un même groupe. Les taxes sont un facteur de coût important et dans l’intérêt de ses actionnaires, BASF s’efforce de le réduire tout en continunant à strictement respecter les législations en vigueur. »
Avec BASF, les Verts européens entendent mettre en évidence un cas d’école : le groupe allemand utilise des mécanismes – légaux ou à la frontière de la légalité – et relativement classiques, d’ailleurs identifiés comme « dommageables » (nocifs) par les experts fiscaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Aucune des ficelles de l’optimisation n’est oubliée : utilisation de produits « hybrides » (schémas artificiels visant à obtenir déductions ou crédits d’impôts), de systèmes de déduction d’intérêts, de « boîtes à brevets » (régimes fiscaux privilégiés pour les sociétés exploitant des brevets), recours aux prix de transfert (technique permettant d’exporter des profits vers des pays à fiscalité avantageuse)… Tout y est.
Les Verts défendent aussi une ligne politique : selon eux, la seule manière de lutter efficacement contre ces pratiques organisées d’évitement fiscal par les multinationales, et de revenir à plus d’équité, serait que l’Union européenne adopte une « Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés » (ACCIS).
Une discussion à venir qui risque d’être animée
La Commission a rendu publique une proposition de loi dans ce sens, fin octobre, qui doit être discutée pour la première fois, par les ministres des finances de l’Union, mardi 8 novembre à Bruxelles. La conversation devrait être animée et difficile : pour certains pays (l’Irlande au premier chef), la proposition, en l’état, empiète bien trop sur leur souveraineté pour être acceptable.
Au contraire, pour les pays qui la soutiennent (la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie), un tel texte permettait de compléter utilement le fameux dispositif de lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales qu’est récemment parvenu à faire adopter l’OCDE, dit BEPS (Erosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices). Ce dispositif, qui vise à abroger les pratiques et régimes fiscaux les plus toxiques, est en cours de déploiement dans le monde. Il donnera lieu à un bilan dans deux ans.
Fondée en 1865, toujours basée en Allemagne, BASF est typique de ces sociétés mondialisées, devenues tentaculaires : avec un chiffre d’affaires de 70,4 milliards d’euros en 2015, la société emploie 112 000 salariés, dispose de sites de production dans 80 pays, et compte plus de 570 filiales dans le monde. Ses stratégies d’évitement fiscal sont d’autant plus compliquées à mettre en évidence qu’elles se cachent derrière des activités bien réelles, comme le souligne l’étude.
BASF possède de vrais actifs industriels aux Pays-Bas
Aux Pays-Bas, BASF SE (la société mère, allemande) dispose de six holdings, qui comptent pas moins de 29 filiales néerlandaises, contrôlant elles-mêmes au total 70 entités réparties dans 29 pays différents dans le monde (de l’Azerbaïdjan jusqu’aux Etats-Unis).
Pour M. Auerbach, le fait d’avoir basé aux Pays-Bas, et non en Allemagne, des sociétés contrôlant autant d’actifs hors de l’Europe, par l’intermédiaire principalement de la holding BASF Nederland BV, lui permet d’éviter la taxe allemande sur les dividendes provenant de sociétés étrangères.
Une telle taxe est en effet peu ou prou inexistante aux Pays-Bas, où d’intéressants accords fiscaux ont été conclus avec des pays étrangers pour réduire voir annuler les retenues à la source… Entre 2010 et 2014, BASF Nederland BV a réussi à n’être imposé qu’à un taux effectif de 0,31 % !
La différence avec le cas d’Apple en Irlande, c’est que BASF possède de vrais actifs industriels aux Pays-Bas avec cinq usines et plus d’un millier de salariés. Alors que le géant informatique – qui a été condamné fin août par la Commission à rembourser 13 milliards d’euros à Dublin – pour aides d’Etat illicites, réalise l’essentiel de ses ventes hors de ce pays.
« Des failles béantes dans la législation européenne »
Mais la stratégie d’évitement fiscal de BASF n’en demeure pas moins agressive au sens des règles de l’OCDE. En outre, le chimiste compte aussi une vingtaine d’autres filiales néerlandaises dont l’objet est essentiellement de servir de « réceptacles » aux profits venant d’autres implantations internationales du groupe, situés dans des pays à la fiscalité moins avantageuse.
Pour la députée européenne écologiste Eva Joly, qui a piloté le rapport avec Pascal Durand, « BASF et ses 22 filiales sans employés aux Pays-Bas est un cas d’école, celui de l’abus de filiales écran et des prix de transfert ». « Pour mettre fin à ces situations, estime Mme Joly, il faut remettre en cause le principe selon lequel la filiale d’une entreprise est une entité à part. L’Europe doit passer au principe de taxation unitaire pour les multinationales et rendre caduc ce genre de montages. Des failles béantes existent encore dans la législation européenne. »
Les choses évoluent dans le bon sens, cependant : la Commission européenne et l’OCDE, avec BEPS, poussent les Etats, depuis 2014, à mettre fin aux régimes jugés abusifs des « patent boxes » (littéralement boîtes à brevets), ces régimes d’exemption fiscale qu’accordent nombre de pays européens à des entreprises qui déposent des brevets. Le groupe « code de conduite », une émanation du Conseil européen constituée de représentants des Etats membres, planche de son côté sur un engagement collectif à limiter ces pratiques. Et c’est dans ce cadre que les Pays-Bas ont proposé de revenir sur leur très généreux dispositif cette année.
Ingéniosité fiscale de BASF
Le rapport commandé par les Verts européens fourmille d’exemples illustrant l’ingéniosité fiscale de BASF. En Belgique, l’industriel a ainsi su profiter du dispositif national sur les « intérêts notionnels », ultra-avantageux pour les multinationales (les sociétés pouvant déduire de leur profit imposable, des intérêts théoriques dus à leurs actionnaires). Sur quatre ans entre 2010 et 2014, le chimiste a bénéficié d’un taux d’impôt de seulement 1,29 %, lui faisant économiser 202,6 millions d’euros, sachant que le taux d’imposition sur les sociétés est théoriquement de 33,99 % en Belgique…
Par ailleurs, la filiale belge BASF Antwerpen NV a bénéficié, comme 34 autres filiales de multinationales, de « rulings » (accords fiscaux) avec le fisc belge, ceux-là même qui ont été condamnés par la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager début 2017, au titre des aides d’Etat illégales. L’étude évalue le manque à gagner fiscal à 46 millions d’euros pour l’Etat belge. BASF a fait appel de la décision de la Commission, comme d’autres multinationales condamnées.
Là encore, le rapport constate que les gouvernements, suite aux scandales ou condamnations de Bruxelles, et aussi à leurs engagements dans le processus BEPS, engagent des réformes fiscales importantes. Le gouvernement belge étudie en ce moment une vaste réforme fiscale visant à éliminer les intérêts notionnels et le type de rulings épinglés par la Commission… Mais dans le même temps, il réfléchit à ramener l’impôt sur les sociétés à seulement 20 % d’ici à 2020.
Autre exemple édifiant analysé par le rapport, en France, où BASF possède une filiale, BASF Agri-Production SAS, le groupe y gère trois usines de pesticides et emploie 500 personnes. « Mais malgré des ventes de 2,25 milliards d’euros sur 2010 à 2014, BASF Agri-Production SAS n’a enregistré que 9,2 millions d’euros de profits », écrit M. Auerbach. Un résultat bien maigre laissant entendre que des profits ont été délocalisés.
Cela fait plus de dix ans que la Commission de Bruxelles planche sur une réforme ACCIS. Elle avait tenté une première proposition, en 2011, qui fut rapidement bloquée par le Conseil (la réunion des Etats membres). Aujourd’hui, le commissaire chargé de la fiscalité, Pierre Moscovici, veut croire que la donne a changé, après la succession des révélations des Luxleaks (novembre 2014), des Panama Papers (avril 2016) et tout récemment, des Bahamas papers (septembre 2016), ces enquêtes coordonnées par le consortium de journalisme d’investigation ICIJ, auxquelles Le Monde a contribué.