L’immeuble de la rue Corbillon à Saint-Denis en octobre 2016. | CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

« Ici, des terroristes du 13 novembre ont explosé nos vies ». Ce message, écrit sur une bâche bleue élimée, est venu recouvrir les barrières de chantier, toujours installées devant le 48 rue de la République, à Saint-Denis. Le 18 novembre 2015, il y a un an jour pour jour, alors que la France était en état de choc à la suite des attentats, une opération de forces de l’ordre extrêmement musclée venait réveiller à l’aube les habitants de ce complexe d’immeubles.

Cent dix hommes (RAID, BRI, CRS) mobilisés pour neutraliser le terroriste le plus recherché de France, Abdelhamid Abaaoud, coordinateur des attentats du vendredi 13 novembre, réfugié au troisième étage d’un des appartements, avec sa cousine Hasna Aït Boulahcen et son complice Chakib Akrouh. Tous trois sont morts durant l’assaut.

Un an après cette intervention qui a détruit leur logement, les habitants « du 48 » accusent le coup. « On nous a présentés comme des terroristes vivant dans des appartements insalubres », résume Sabrina, 45 ans, qui venait d’acheter deux logements dans l’immeuble.

Ses habitants ont pourtant un profil bien plus complexe : N’Goran a fondé une agence digitale, Sabrina est employée dans l’administration, Léandro est maçon, Traoré travaillait au noir. Sur les 88 habitants, dont 48 ménages, certains étaient propriétaires depuis des années, d’autres locataires ou logés par des proches, et une poignée squattait les lieux.

« Pas le même traitement »

Les jours suivant l’assaut, tous ont été hébergés en urgence dans un gymnase voisin. Le 25 novembre, Sylvia Pinel, alors ministre du logement, promet de « reloger au plus vite les familles concernées ».

Depuis, la situation des « sinistrés du 48 » est pourtant disparate, 51 ont été relogés de manière pérenne et 37 sont encore hébergés dans des hôtels ou des résidences sociales. Et les cinq commerces de l’immeuble sont toujours fermés. « Certaines familles ont les mêmes profils, mais elles ne bénéficient pas du même traitement. On ne comprend rien à ces choix aléatoires », déplore Abdel, qui vit toujours dans un foyer d’urgence avec sa femme et leur fille de 4 ans et demi.

Un an à l’hôtel

Si les ménages sont généralement relogés en urgence dans des foyers, la majorité des célibataires vit, elle, à l’hôtel depuis un an. Lassina Traoré-Tagara, 50 ans, habitait depuis quatre ans dans l’appartement situé juste au-dessus de celui qui a servi de refuge aux terroristes. La nuit du 17 au 18 novembre, réveillé par les grenades du Raid, il a fui son logement en pyjama, laissant tout derrière lui. Aujourd’hui, il vit à l’hôtel, et n’a jamais pu récupérer ses affaires.

« J’avais juste ma clé autour du coup. J’ai dû tout laisser : mes documents les plus précieux, comme mon acte de naissance et mes certificats d’hébergement, mais aussi mes instruments de musique, mon ordinateur… », évoque ce Burkinabé avec le ton calme de la fatigue. Arrivé en France en 2010, Lassina Traoré-Tagara a été régularisé en mai, comme 21 des 24 sans-papiers que comptait l’immeuble.

Une décision de justice qui n’a rien changé à ses conditions de vie indigentes. « Je n’ai pas le droit de posséder quoi que ce soit à l’hôtel. Je ne peux pas me faire la cuisine », lâche le quinquagénaire, racontant les remarques désobligeantes du personnel de l’établissement lorsqu’il se fait réchauffer sa « nourriture africaine » dans le seul micro-onde disponible au niveau de l’accueil.

« Comme la prison »

Après avoir vécu l’humiliation d’une garde à vue de quatre jours, Noureddine Tuil, Marocain sans-papiers au moment de l’assaut, a lui aussi été hébergé en urgence à l’hôtel. Blessé au bras par un « tir de neutralisation » des policiers, le jeune homme de 32 ans se sent isolé. « Je voudrais lui rendre visite mais je n’ai pas le droit », s’agace Ismaël, un de ses amis, qui estime que vivre en hébergement d’urgence, « c’est comme la prison ». Certains partagent même une chambre pour deux.

Faute de ressources, ces anciens sans-papiers ne peuvent pas accéder à un logement pérenne aux yeux des bailleurs. Un dispositif d’accompagnement social a été mis sur pied pour les aider à trouver un emploi avec la mission locale. « Mais cela peut prendre des mois. On va rester encore combien de mois dans cet hôtel ? » interroge Lassina, impuissant.

Des familles endettées

Pour ne pas subir l’humiliation des hébergements d’urgence, Sabrina a préféré solliciter l’aide de ses proches. « Depuis un an, je vis à droite à gauche, chez des amis. Je suis épuisée », lâche cette mère de famille qui débourse près de 1 000 euros par mois pour rembourser le crédit et les travaux de l’appartement du 48 rue de la République qu’elle venait d’acheter.

L’immeuble du 48 rue de la République, à Saint-Denis, à la suite de l’assaut du Raid, le 18 novembre 2015. | ERIC FEFERBERG / AFP

Les anciens habitants de l’immeuble sont nombreux à s’être endettés durant cette année écoulée. Ahmed, Marocain de 57 ans, propriétaire depuis trente ans, doit désormais payer un loyer pour avoir un toit. M. Mendes, ancien maçon qui est devenu sourd d’une oreille à la suite de l’assaut, a arrêté de travailler depuis le 18 novembre. Acculé de dettes faute de ressources, il continue, tant bien que mal, à régler ses factures.

En plus d’une détresse financière, les résidents que nous avons rencontrés sont plongés dans une détresse psychique qui semble insoluble. M. Mendes, qui s’effondre en larmes dès qu’il aborde le 18 novembre, confie qu’il n’a consulté qu’à deux reprises un psychologue. Sa femme effectue des séjours réguliers en hôpital psychiatrique. Son fils fait de nombreuses crises d’angoisse qui le pénalisent scolairement. Le 18 novembre, ils sont restés douze heures allongés au sol, pensant qu’au moindre mouvement la mort les attendait. Il existe autant d’histoires de traumatismes que de résidents.

Des indemnités qui tardent à venir

Durant l’année, l’association des anciens résidents, appuyée par celle du droit au logement (DAL), a tenté de faire valoir le statut de victime du terrorisme. L’Etat n’a pas voulu leur accorder cette reconnaissance : après un arbitrage de Matignon, la qualification retenue est celle de « victimes d’une opération de police judiciaire ».

La Chancellerie, qui a désigné un référent pour gérer la situation, a toutefois accordé un dispositif « inédit » d’indemnisation, prenant en compte le préjudice moral en sus des préjudices matériels et physiques. La préfecture de Seine-Saint-Denis a promis jeudi 17 novembre la prise en charge « au long cours » des soins, notamment psychologiques.

Mais ces indemnités ne risquent pas de tomber prochainement. En un an, aucune expertise psychologique n’a été réalisée. « Les procédures sont en cours », assure la Chancellerie. « En attendant, on paye de notre poche les consultations », rapporte N’Goran Ahoua, le président de l’association des anciens résidents.

Pour faire avancer la question des indemnités, Me Méhana Mouhou a repris récemment le dossier d’une vingtaine de victimes, regroupées sous le collectif « 18-novembre-Saint-Denis ». Il entend se constituer partie civile devant un juge d’instruction pour faire reconnaître ses clients comme victimes des attentats, et saisir le Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme. « Nous refusons le régime d’exception imposé aux victimes du 48. Nous voulons faire valoir le droit commun », prévient Me Méhana Mouhou.

« Des terroristes étaient retranchés dans notre immeuble avec des ceintures d’explosifs qu’ils ont actionné et ce n’est pas considéré comme un acte terroriste », déplore Abdel, le porte-parole du collectif, qui a récemment fait poser au 48 rue de la République une plaque commémorative, « comme celle pour les victimes du 13 novembre ». Et d’ajouter :

« Il aurait fallu qu’il y ait des morts parmi les habitants pour être considérés comme des victimes du terrorisme. Mais certains ne sont pas passés loin de la mort. Et aujourd’hui, nous sommes des morts-vivants. »

Des images du bâtiment où s'est déroulé l'assaut à Saint-Denis
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