Cinq avocates dans la « jungle » de Calais
Cinq avocates dans la « jungle » de Calais
Le 26 octobre, jour du démantèlement du camp de réfugiés, des avocates de Versailles viennent prêter main-forte à leurs confrères. Sur place, il ne reste que des mineurs isolés. Rien n’a été prévu pour eux.
Dans la partie ouest du camp de Calais, le 26 octobre 2016. | Hugo Serraz
Versailles, mercredi 26 octobre 2016. Nathalie, Claire, Valérie, Corinna et Elodie, avocates toutes les cinq, ont décidé de fermer leurs cabinets pour quelques jours. Ce n’est pas un coup de tête, mais presque : le démantèlement de la « jungle » de Calais est en cours et le barreau de Boulogne-sur-Mer a lancé un appel à la profession, craignant d’être débordé par un trop grand nombre d’interpellations. Les cinq de Versailles ont entre 35 et 50 ans, ne sont pas spécialistes du droit des étrangers, mais pour toutes, ce qui compte, « c’est d’y être ». « C’est ça qui nous a poussées à faire ce métier : aller vers les gens, les aider à faire valoir leurs droits. On a suivi nos tripes. » Elles montent en voiture… C’est parti pour Calais.
En route, elles apprennent par la radio que le démantèlement est presque terminé. Selon le préfet, il n’y a « plus personne dans le camp » et « tout le monde est à l’abri ». Sur place pourtant, un arrêté restreint toujours l’accès au site, gardé par des CRS qui vérifient les laissez-passer des journalistes et des associatifs. Les cinq de Versailles découvrent qu’aucune accréditation n’est prévue pour les avocats, même sur présentation de leur carte professionnelle. « On peut entrer dans les établissements pénitentiaires pour conseiller un client. Ici, c’est un espace à ciel ouvert, où personne n’est ni condamné ni retenu : il est inconcevable que des individus, en France, ne puissent pas avoir accès à leurs droits ! » Aux portes du camp, les avocates apprennent que si la plupart des adultes ont déjà été transférés vers les 280 centres d’accueil et d’orientation en France, les mineurs isolés (dont les familles ont disparu en route ou se trouvent déjà en Angleterre) sont toujours dans la « jungle ». Un centre d’accueil provisoire (CAP) a été aménagé dans des containers. Capacité : 1 500 places. Mais les mineurs sont bien plus nombreux et une centaine d’entre eux au moins errent autour du CAP déjà plein, sans toit ni information, comme le confirmera plus tard un rapport de Human Rights Watch. « J’ai l’impression que les pouvoirs publics n’ont même pas pensé à des questions aussi évidentes que celle des mineurs. Ils ont réussi à les mettre dans une situation encore plus compliquée qu’avant », raconte Yannick Le Bihan, directeur des opérations France de Médecins du monde. Et les avocates complètent : « Cela nous a donné l’impression d’une totale improvisation du gouvernement. »
Le lendemain, avec des associations et deux avocates de Boulogne-sur-Mer, les cinq de Versailles établissent une liste de mineurs pour préparer des demandes de placement. Vingt-six requêtes sont déposées auprès du procureur de Boulogne-sur-Mer. C’est la surprise au tribunal, où on croyait l’opération terminée. Le procureur leur assure que les placements provisoires en foyer seront tous accordés le soir même, si les jeunes sont présentés au foyer.
Rassurées, les cinq femmes rentrent à Versailles. Le lendemain matin, elles apprennent que les enfants ont passé une nouvelle nuit dehors : les associations n’ont pu entrer les récupérer, faute d’autorisation ad hoc. « Cette impression de lenteur dans l’urgence nous a désespérées », confient-elles. Le samedi, elles retournent à Calais et peuvent enfin rentrer dans la « jungle » : l’arrêté restreignant l’accès a finalement été abrogé par la préfecture.
A l’intérieur, il n’y a plus que des enfants. « C’était l’anarchie. A ce moment-là, certains diraient qu’on a arrêté de faire du travail d’avocat ; on s’est mise à faire de la maraude pour les mettre à l’abri », dit l’une d’elles. Dans les décombres du camp, elles tentent de convaincre les mineurs d’accepter des hébergements hors du site. Mais, inlassablement, elles font face à la même réticence : « Ils ne voulaient pas s’éloigner du CAP de peur de rater le bus qui, d’après eux, devrait enfin les emmener en Angleterre. » Aucune information ne leur a pourtant été donnée en ce sens. Les associations n’en savent pas plus, mais, eux, s’accrochent à leur rêve. Trois jeunes Syriens n’ont-ils pas été emmenés en Angleterre en janvier 2016 ? « Des juristes d’outre-Manche étaient alors venus dans la “jungle” effectuer des procédures de regroupement familial accélérées », se souvient Lucie Carpentier, juriste à Médecins sans frontières. Mais les quotas sont atteints et la procédure n’a pas été renouvelée, faute d’accord entre Paris et Londres. « Les gamins nous posaient plein de questions et nous étions incapables de leur donner des réponses. On se sentait impuissantes », ajoute une des cinq.
Méfiance vis-à-vis de la profession
A la fin de la journée, les avocates finissent par convaincre cinq jeunes de quitter le camp pour un hébergement, après trois nuits d’errance. France terre d’asile, une ONG d’aide aux migrants mandatée par l’Etat, leur propose quatre places dans un foyer à 40 km, sans aucune solution pour le cinquième enfant, ni pour les y conduire. Contacté, le substitut du procureur interviendra personnellement pour que les cinq jeunes soient accueillis dans un même foyer près de Calais. Les services de l’aide sociale à l’enfance n’étant pas joignables, les avocates les embarquent dans leur propre voiture. « Il y a une énorme défaillance : les politiques traitent les migrants en termes de flux et de stock », s’exclament-elles. De fait, la circulaire qui détermine la prise en charge des mineurs isolés ne sera publiée que le 1er novembre, soit quatre jours après ces événements. « Le texte aurait pu sortir un an plus tôt ! Il n’y a pas de vide juridique, il y a un vide étatique », conclut l’une d’elles.
De Calais, les cinq de Versailles gardent l’impression que leur présence n’a pas été comprise. Pis, elles ont ressenti de la méfiance vis-à-vis de leur profession, tant des forces de l’ordre que des associations. « On ne voulait pas de nous. Tout le monde nous demandait : “Mais vous, les avocats, que faites-vous ici ?” On n’est pas perçus comme des gens qui peuvent aider. »
Elles reconnaissent toutefois que les avocats ont aussi leur part de responsabilité et déplorent le manque de mobilisation de la profession. Une semaine avant le démantèlement, deux d’entre elles avaient participé à une campagne d’information dans la « jungle » à l’appel du conseil national des barreaux. « On pensait que le site serait quadrillé par 500 avocats, nous n’étions que cinquante sur le week-end ! A l’échelle nationale, et à quelques exceptions près, les avocats sont restés très en retrait, alors qu’ils auraient dû être présents dès le début pour garantir l’accès aux droits essentiels. » En leur absence, « ce sont des associations qui ont lancé des recours pour l’accès à l’eau par exemple. Pourtant, c’est notre boulot ! », explique l’une, insistant sur la nécessité d’une meilleure coordination. « Les associations ont déjà fait un super travail, mais on pourrait les aider à aller plus loin. Si on veut vraiment soutenir les migrants, il faut davantage d’actions communes. »
Depuis leur retour à Versailles, Claire, Valérie, Corinna, Elodie et Nathalie sont restées en contact avec les cinq mineurs qu’elles ont mis à l’abri, par l’intermédiaire du foyer et de deux consœurs sur place, Orsane et Marie-Hélène. Même si c’est désormais au tour des spécialistes du droit des étrangers de prendre le relais pour les dossiers vers l’Angleterre, les cinq de Versailles gardent un œil sur leurs protégés. On ne sait jamais… D’ailleurs, elles sont retournées les voir en novembre.
Sylvain Elfassy, Sophie Podevin et Hugo Serraz (avec Lucille Testard de Marans)
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