« La tragédie d’Alep montre l’impuissance de l’ONU avec tous ses verrous »
« La tragédie d’Alep montre l’impuissance de l’ONU avec tous ses verrous »
Marc Semo, journaliste au service International du « Monde », est revenu, mardi, sur les enjeux diplomatiques face au calvaire alépin.
Des soldats des forces loyales à Bachar Al-Assad patrouillent dans un des quartiers d’Alep-Est repris à la rébellion par le régime, le 28 novembre. | GEORGE OURFALIAN / AFP
Le Conseil de sécurité des Nations unies se réunit en urgence, mercredi 30 novembre, pour discuter de la situation en cours à Alep, qualifiée de « catastrophe humanitaire » par le ministre des affaires étrangères français, Jean-Marc Ayrault. La ville incarne la tragédie syrienne : des milliers de civils sont pris au piège dans ses quartiers insurgés, cibles de bombardements incessant et sans recours à l’aide humanitaire ; des milliers d’autres partent sur les routes, tentant de fuir les combats.
Face à un drame dont l’ampleur est connue depuis des mois, la communauté internationale parait impuissante, convoquant des réunions dont les aboutissements se limitent à des condamnations solennelles et des communiqués indignés. Jamais, depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni, figures de proue de ce que l’on appelle communément l’Occident, n’ont semblé aussi faibles face à une Russie devenue le seul véritable maître du jeu dans le pays. Jamais en outre, depuis le début du soulèvement au printemps 2011 contre le régime de Bachar Al-Assad, l’équation internationale n’a été aussi défavorable pour l’opposition.
Marc Semo, journaliste au service International du Monde, est revenu, mardi, sur les enjeux diplomatiques face au calvaire alépin.
Pourquoi aucune grande manifestation n’est organisée dans les pays occidentaux ?
Dans un passé récent lors de la reconquête russe de la Tchétchénie, peu de gens s’étaient mobilisés pour dénoncer le carnage et les atrocités dans la petite république caucasienne… Toute une partie de la gauche et de l’extrême gauche comme les organisations musulmanes se mobilisent plus facilement contre les Etats-Unis et Israël… A cela, pour le cas de la Syrie, s’ajoutent la lassitude du conflit, l’éclatement de rébellion et l’influence croissante des djihadistes les plus radicaux.
Pourquoi parle-t-on de « fuite » des réfugiés suite à la libération de quartiers pro-rebelles par l’armée régulière, alors que ces derniers semblent s’empresser de rejoindre les territoires contrôlés par les forces de Bachar Al-Assad ? De plus, Alep est encerclée, comment font-ils pour rejoindre des territoires sous contrôle de la rébellion ?
Une partie rejoint en effet les territoires sous contrôle du régime mais beaucoup ont peur craignant des représailles et il y a déjà des témoignages de gens arrêtés, d’où l’insistance pour des évacuations sous contrôle de l’ONU par de réels couloirs humanitaires. Il est probable que le régime et ses parrains russes les mettent en place ces prochains jours car leur objectif reste de vider la partie est de la ville. Les habitants qui jusqu’ici avaient refusé de fuir pourraient maintenant être tentés de le faire après l’extrême violence de l’offensive de ces derniers jours.
Des milliers de Syriens fuient les quartiers est d’Alep, en proie aux bombardements du régime de Damas et de son allié russe, le 29 novembre. | AFP
Pourquoi les minorités ethniques et religieuses soutiennent-elles le gouvernement de Bachar Al-Assad ?
Le pouvoir syrien est lui-même alaouite, c’est-à-dire issu d’une minorité proche du chiisme et jugée hérétique par le pouvoir sunnite tout au long des années de pouvoir ottoman. Ils pèsent entre 10 et 15 % de la population et pour garantir son pouvoir, le régime fondé par Hafez Al-Assad a autant misé sur la répression que sur un nationalisme arabe baasiste se prétendant laïc, mais aussi en se posant en protecteur des chrétiens inquiets du fondamentalisme islamiste… Une partie des chrétiens néanmoins s’étaient engagés, surtout au début, dans le grand mouvement de protestation contre le régime.
Pourquoi pendant la première guerre d’Afghanistan contre les Russes les missiles anti aériens avaient été efficaces et même déterminants, alors que pendant cette guerre de Syrie, les avions russes et de l’armée de Bachar Al-Assad ne sont jamais abattus ?
Une partie des missiles portables dont quelques redoutable stinger fournis à l’époque aux moudjahidin afghans avaient finalement abouti dans des mains terroristes, et ce risque est aujourd’hui encore plus réel avec le poids croissant des djihadistes dans la rébellion. D’où le refus des Occidentaux de lui livrer de telles armes et les pressions pour que les pays arabes sunnites ne le fassent pas non plus.
Les insurgés ont juste réussi à se procurer quelques missiles dans les stocks de l’armée syrienne ou en contrebande. Certains experts occidentaux n’en estiment pas moins que seul cela pourrait rééquilibrer la situation sur le terrain. Il existe en outre des moyens d’éviter un détournement de ces armes, par exemple avec des batteries de très courte durée de vie ou ne marchant qu’avec les empreintes digitales de celui à qui le missile a été confié. Mais ce serait en tout cas un nouveau pas dans l’escalade du conflit, d’où l’hésitation de l’administration américaine.
N’est ce pas une politique schizophrène de l’Occident que de pointer la situation des civils à Alep tout en participant activement à la bataille de Mossoul en Irak avec des groupes très controversés (tels que le Hezbollah) ? Quelle est désormais la légitimité des critiques adressées aux Russes quand aux drames des civils ?
Il y a évidemment quelques ressemblances superficielles entre la situation à Mossoul et Alep mais si l’on va au-delà des apparences – et d’une propagande pro Assad et pro russe – les différences sont fondamentales. A Mossoul, les forces irakiennes soutenues par la coalition internationale affrontent l’Etat islamique qui par la terreur tient en otage les civils de la ville. Les quartiers de l’est d’Alep sont aux mains d’une rébellion en majorité qui en a chassé l’Etat islamique, même si ces derniers mois elle a accepté l’aide de quelque 500 djihadistes de l’ex front Al-Nosra dans la résistance désespérée contre les forces du régime.
A Mossoul, autant que faire se peut, les avions américains, britanniques, français mènent des frappes très ciblées même s’il y a inévitablement parfois des erreurs, alors qu’à Alep l’aviation russe et les hélicoptères mènent des bombardements massifs pour terroriser la population visant particulièrement les hôpitaux, ce qui représente clairement des crimes de guerre – voire des crimes contre l’humanité – au regard du droit pénal international.
Le cas d’Alep ne montre t-il pas l’échec des Nations unies ? Une exclusion de la Russie du Conseil de sécurité de l’ONU n’est-elle pas possible ? Aucune sanction n’est envisageable ?
Il est évident que la tragédie d’Alep montre une nouvelle fois l’impuissance de l’ONU avec tous ses verrous. La Russie a un PIB compris entre celui de l’Espagne et de l’Italie, ce n’est donc pas vraiment une grande puissance, mais elle sait ce qu’elle veut et a su utiliser très intelligemment des moyens militaires limités à partir de septembre 2015 pour sauver le régime et créer un fait accompli sur le terrain. Elle verrouille le ciel syrien et les Occidentaux ne peuvent militairement plus rien faire sans l’accord des Russes.
Ils paient leurs quatre années d’indécision sur le dossier, et en tout premier lieu celle de Barack Obama qui malgré ses engagements – il avait parlé de « ligne rouge » – avait au dernier moment en août 2013 renoncé à frapper le régime qui avait pourtant utilisé le gaz sarin contre des civils dans la banlieue de Damas faisant un millier de morts.
Le Conseil de sécurité est paralysé par le veto russe. Certes Moscou est isolée et même Pékin ne suit plus. Mais elle reste maîtresse du jeu avec son soutien à un régime en passe de reconquérir une bonne partie de la Syrie dite utile. Ce sera une victoire de courte durée qui ne fera qu’alimenter encore un peu plus le djihadisme mais le Kremlin aura réussi à démontrer qu’il est à nouveau incontournable comme à l’époque de la guerre froide.