Omar Sy : « Grâce à Jamel, j’ai compris que j’étais capable »
Omar Sy : « Grâce à Jamel, j’ai compris que j’étais capable »
Propos recueillis par Pascale Krémer
L’acteur, que le film « Intouchables » a propulsé au sommet de la notoriété, sera à l’affiche de « Demain, tout commence », en salle le 7 décembre. Pour « Le Monde », il revient sur sa rencontre décisive avec Jamel Debbouze.
Omar Sy, à Beverly Hills, le 20 juillet 2015. | VALERIE MACON / AFP
Je ne serais pas arrivé là si…
… s’il n’y avait pas eu Jamel Debbouze. C’est vraiment lui le départ. Je n’aurais pas fait connaissance avec ce métier, avec cette possibilité de faire rire le plus grand nombre, s’il ne m’y avait pas amené. Avec lui, je me suis rendu compte que j’en étais capable, et surtout que ça me plaisait. Je lui dois ça. Tout le reste en découle.
Enfants, vous habitiez dans le même quartier de Trappes (Yvelines). Mais comment vous êtes-vous rencontrés ?
La première fois que j’ai vu Jamel, je devais avoir 6, 7 ans. J’étais avec son frère Karim au CP. Jamel était plutôt pote avec mes grands frères, il avait trois ans de plus que moi. C’était un référent, une autorité qu’on respectait. Il disait : « Viens ici », je venais. J’ai bien fait de le suivre, d’ailleurs… Je l’ai toujours entendu dire qu’il allait être comédien. Ça paraissait fou, mais il le disait avec une telle conviction que ça ne pouvait pas être autrement.
Vous êtes le quatrième d’une famille de huit enfants. Votre maman était femme de ménage, votre papa ouvrier dans l’automobile…
Papa était dans l’usinage de pièces automobiles, puis après dans la logistique, chez Sonauto, un sous-traitant. Il était arrivé du Sénégal en 1962 parce qu’il voulait gagner 2 000 francs. Notre famille était une famille de tisserands. Cet argent, c’était ce qu’il lui fallait pour ouvrir sa boutique. Mais il n’est jamais rentré. Les 2 000 francs ont dû arriver très vite, mais il s’est sans doute dit qu’il allait faire 2 000 de plus, et puis des enfants. Et, petit à petit, il s’est installé. Ma mère est arrivée plus tard, en 1974. Ils se sont rencontrés au village, en Mauritanie. Notre village, Bakel, est en partie au Sénégal, en partie en Mauritanie. Les frontières n’ont pas été décidées par les personnes qui y vivaient, à l’époque. La colonisation est passée par là.
Quels souvenirs gardez-vous de cette enfance à Trappes ?
Des souvenirs globalement heureux. On a eu la chance de grandir dans une banlieue où il y avait pas mal de nature. On passait des heures à jouer au foot sur de l’herbe, on allait en forêt chercher des châtaignes ou des traces de sanglier. Dans ma chambre, on était trois, j’avais le bas du lit superposé. Je n’avais pas tout mais je savais pourquoi. Ça m’a certainement donné envie de me dépasser, de faire en sorte de pouvoir un jour me payer ces choses-là. Ça m’a appris la patience. Les limites aussi.
Etes-vous parfois allé en Afrique pendant votre enfance ?
Avec mes quatre frères et trois sœurs, on y passait un été sur deux. C’était important pour mon père, comme ça l’est pour moi de retourner à Trappes avec mes enfants, et en Afrique. Pour qu’ils voient le chemin parcouru. Je leur raconte aussi mon enfance, quand on a nos soirées nostalgie avec Jamel et Karim. Ça les amuse. Et nous, ça nous fait du bien.
Quel élève étiez-vous ?
J’étais souvent dans les premiers, j’avais une sensibilité pour les sciences. J’ai préparé un bac techno parce que, quand on grandit comme j’ai grandi, il faut vite gagner sa vie. Le bac « chauffage et climatisation », c’était un choix stratégique. Comme tout le monde allait en « électrotechnique », je me suis dirigé vers un truc moins connu. Je me disais qu’avec ça, s’il y avait une galère, je pourrais travailler au Sénégal. Enfin, plus sur le versant clim que chauffage… Mais, aujourd’hui encore, ça me passionne de rencontrer des scientifiques. J’aime qu’ils m’expliquent ce que je n’ai pas pu apprendre, faute de moyens.
Par quel miracle Jamel vous fait-il passer du chauffage au show-biz ?
On est au quartier, au bord d’un terrain de foot – parce que, tous les deux, on est de très mauvais joueurs. On déconne, je le fais rire… Un peu après, il a besoin d’un invité pour un pilote d’émission qu’il prépare pour Radio Nova. Il invite Anelka, un pote footballeur professionnel. Et il m’invite moi, parce qu’il n’a personne d’autre. Je suis un joueur pro africain reconverti dans l’agriculture après une blessure. Mon premier rôle ! A Radio Nova, ils sont très contents du pilote. Jamel lâche le morceau, explique que je ne suis qu’un pote du quartier. Ils trouvent ça génial, et ils m’autorisent à venir quand je veux après les cours jouer les faux auditeurs. C’est la fin de l’année de première, je commence à sécher les cours. Quand Jamel passe de Nova à Canal+, pour « Le Cinéma de Jamel », il me fait venir aussi. Je fais des petites silhouettes derrière lui avec Fred Testot, que j’ai rencontré à Nova.
Et vous atterrissez à Cannes…
Je suis invité par Jamel par le biais de Canal+. Avec Fred, on a un scooter pour deux, une chambre pour deux, on a tout pour deux, même un salaire pour deux. Mais on est tellement d’accord pour y aller ! Je suis quand même un peu consciencieux, j’y vais avec mon sac de cours pour réviser mon bac. Mais je suis en plateau le jour, dans les fêtes le soir. Je n’ouvre jamais le sac, évidemment.
Je découvre la télé, faire rire, ce monde hyper agréable, grisant. Je me dis, c’est une parenthèse. Je ne sais pas combien de temps elle va durer, mais, après, je passerai le bac et je retournerai dans ma vie. J’ai raté mon bac, de très peu. Je suis très frustré. Je me dis que je recommencerai en candidat libre le jour où la parenthèse sera fermée. Mais, de l’autre côté, j’ai Fred, on s’entend bien, les gens commencent à nous regarder comme un duo. Je décide de suivre ce mec.
Vos parents s’inquiètent-ils de ce bac raté ?
Ils ne comprennent pas du tout. J’étais sérieux, j’avais un plan de vie défini. Et je leur annonce que j’arrête tout pour faire de la télé. « C’est-à-dire ? » Je sais pas, on verra. Ils ont eu peur, ont pensé que je devenais cinglé. Cette peur-là ne les a pas quittés jusqu’à Intouchables. Ils me voyaient sur Canal+, mais, comme le contrat était renégocié chaque année, ils s’angoissaient tous les mois de mai. « C’est bon, tu retravailles ? » Ça a duré presque quinze ans. Avec Intouchables et le César, ils ont commencé à me prendre un peu au sérieux.
Habitent-ils toujours à Trappes ?
Oui. J’ai essayé de les faire bouger, de les installer à Elancourt, une banlieue plus « bourgeoise ». Ils n’ont pas aimé. En fait, ils revenaient tout le temps à Trappes. J’ai réalisé que j’avais projeté sur eux mon idéal à moi. Je vais y penser pour mes enfants. Mes envies ne sont pas forcément les leurs.
Comment avez-vous décroché ce rôle d’auxiliaire de vie dans « Intouchables » ?
Je ne serais pas arrivé là non plus sans Eric Toledano et Olivier Nakache. Ce sont eux qui me font faire pour la première fois du cinéma. Moi je suis à la télé (dans « Le Visiophon »), c’est ma parenthèse, je ne réclame pas plus. Un jour, Eric et Olivier me demandent de participer à leur court-métrage. Je les préviens que Fred, lui, a envie de cinéma depuis toujours alors que moi, les gars, je ne suis pas acteur, vous risquez de galérer sur le plateau. Ils me font alors une super-réponse : « Nous, on n’est pas réalisateurs. » Je me dis que, même si je suis très mauvais, je vais me marrer pendant deux jours. Donc j’y vais. Je rencontre ces mecs très doués, généreux, d’une bienveillance rare, qui voient chez moi des choses que je n’ai pas vues.
Avec Eric Toledano et Olivier Nakache, vous avez ensuite souvent tourné : « Nos jours heureux », « Tellement proches », « Intouchables » et plus tard « Samba »…
Au fur et à mesure des années, ils me confient des rôles de plus en plus importants. Et je me rends compte que j’aime ça, jouer. Eux le sentent aussi. Ils me poussent, voient que je suis au rendez-vous. Jusqu’au jour où ils m’écrivent un rôle pour que je me rende compte que je suis un acteur, et que tout le monde le sache. C’est vraiment ça, la motivation d’Intouchables. Quant au César, il me permet d’accepter d’être acteur. J’en fais mon métier, vraiment, j’arrête de me laisser porter, je travaille mes rôles plus en profondeur.
J’adore faire des films avec Eric et Olivier. C’est comme un rendez-vous chez le généraliste. De temps en temps, il faut y aller, c’est nécessaire. Leur montrer que je bouge, que j’avance, et le sentir dans leurs yeux, et arriver à les surprendre encore. Ils sont un repère dans mon trajet d’acteur.
Avez-vous mis du temps à vous sentir légitime dans la profession ?
Je me sens illégitime parce que je n’ai jamais pris de cours de théâtre. Et, au-delà de ça, parce que je n’ai jamais eu l’envie d’être acteur – en tout cas je me le suis caché. Pour Fred, Jamel, c’est venu très tôt. J’ai un peu ce malaise-là. Je n’ai pas attendu ce moment, il m’a été offert. La vie est injuste, et moi je suis le mec qui profite de l’injustice.
Pourquoi partir à Los Angeles après « Intouchables » et ses 19 millions de spectateurs ?
Intouchables, c’est la folie. Génial mais vertigineux. Je sens que c’est un cadeau de la vie. Celui-là est gros, très gros ! Comme j’ai ce problème de légitimité, je dois en faire bon usage. Donc je le pose et je m’éloigne. Avec Intouchables, j’ai gagné du temps. Je sors de deux années de folie entre le cinéma et le « Service après vente » sur Canal+. Donc je rassemble ma famille et décide de passer un an auprès d’elle. Mais il faut mener campagne pour les Oscars, rester trois mois à Los Angeles. Comment faire ? On met les enfants à l’école là-bas, et on y reste toute l’année. A l’école, en France, ils ont perdu leur prénom. Ils sont « les enfants d’Omar ». Je sens un truc basculer. Alors on s’installe là-bas et, au bout de six mois, on se rend compte qu’on y est très bien.
Quelle différence y a-t-il avec votre vie en France ?
On s’est retrouvés avec ma femme, mes enfants, ensemble, comme on ne l’avait pas été depuis longtemps. Sans repères à part nous-mêmes dans cette grande ville, dans ce pays où on parle un langage un peu bizarre. Ça rapproche, forcément. Les enfants ont commencé à aimer leur école, à se faire des copains. Et ce soleil qui est là tous les jours… Le fait de pouvoir aller à la plage. La montagne, l’espace… On a une belle maison. On est heureux, c’est surtout pour ça que cette maison est belle.
Intouchables, c’est un CV extraordinaire ! C’est le petit film français devenu international dont les valeurs touchent les Américains. Je passe les portes des studios facilement. Et je me retrouve à jouer sous la direction de Bryan Singer, quand même, le réalisateur d’X-Men, mais aussi de Usual suspect ! Et avec Hugh Jackman, Jennifer Lawrence, Halle Berry. C’est assez dingue. Tout se mélange, le réel, la fiction, un peu comme dans « Truman Show ».
La parenthèse n’a pas l’air de devoir se refermer…
La parenthèse est devenue enchantée ! Je passe le casting d’X-Men au culot pour continuer à provoquer le destin, je rigole, je me dis que je vais me faire jeter, mais, quand ils me prennent, ça me fait moins rire. Je me demande : « Elle est où la limite de cette histoire, là ? » Cela me surprend à chaque fois. C’est très grisant. Je suis en train de me rendre compte que ça peut être sans limites.
Avec « Demain tout commence », vous revenez à la comédie française…
C’était un nouveau challenge, un rôle de mec un peu plus mature. Jouer un père, composer là-dessus, moi qui suis papa-coq et très pudique, je vais vers cette partie de moi qu’on n’a jamais vue. Sortir de ma zone de confort aux Etats-Unis m’a beaucoup aidé pour mon travail en France. On revient avec beaucoup plus d’humilité. Quand on arrive sans parler la langue, qu’on côtoie de grandes stars, qu’on ne vous reconnaît pas dans la rue, ça remet les pieds sur terre. Je ne boude pas mon plaisir quand j’arrive en France pour un premier rôle.
Les pieds sur terre… parce qu’après « Intouchables » vous ne touchiez plus le sol ?
Quand on touche ce qu’on aime, il y a un moment où on peut s’envoler un petit peu. Et le danger, avec le melon, c’est que, quand on l’a, on ne le sait pas. Je ne suis pas sûr qu’on soit capable d’entendre les proches qui avertissent. Je me dis tous les jours : « Si ça se trouve, tu l’as ». Pourquoi est-ce qu’ils passeraient tous par là et que moi je serais épargné ?
D’autant que, désormais, vous commencez à être reconnu dans la rue à Los Angeles ?
Oui, et je ne le fuis pas. Là-bas, on me voit d’abord comme un Français. Les réalisateurs cherchent un Français et c’est moi ! Ça fait plaisir. J’ai l’impression de porter le maillot de l’équipe de France. Quand j’ai eu le César, tout le monde m’a interrogé sur ce que ça faisait d’être le premier Noir à être récompensé. Personne ne m’a demandé ce que ça faisait en tant qu’acteur d’avoir le César. On m’a vu comme acteur noir, pas comme acteur.
Souhaitez-vous vous engager contre les discriminations ?
Je veux parler de toute la jeunesse, car elle est laissée pour compte. Qu’elle soit en banlieue, en ville, en campagne. On ne fera avancer les choses qu’en la voyant globalement. On parle des jeunes sans les écouter, on ne les considère pas, on ne leur donne plus ces coups de pouce dont moi j’ai bénéficié. C’est comme si on n’avait plus besoin d’eux ! Tout a rapetissé, comme après un lavage à 100 degrés. J’aime la France, mais la France va mal.
Propos recueillis par Pascale Krémer
« Demain, tout commence », d’Hugo Gélin, avec Omar Sy, Clémence Poésy, Gloria Closton, sortie en salle mercredi 7 décembre
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