Amandine Gay, porte-voix afro-féministe
Amandine Gay, porte-voix afro-féministe
Par Séverine Kodjo-Grandvaux (contributrice Le Monde Afrique, Douala)
La réalisatrice française sort un documentaire, « Ouvrir la voix », sur la difficulté d’être femme et noire en France.
« Le privilège de l’innocence de sa couleur de peau. » Y avez-vous déjà pensé ? Au fait que vous pouvez en toute quiétude vous promener dans la rue, coiffée comme vous l’entendez, habillée selon votre humeur et vos goûts, sans que cela ne porte à conséquence. Sans que l’on n’épie vos faits et gestes ni que l’on vous suspecte du moindre mal et que l’on vous suive dans tous les rayons du supermarché que vous arpentez en quête d’un paquet de couches et d’une boîte de lait infantile. Sans qu’un inconnu ne vous mette la main dans les cheveux, que l’on n’imagine de vous des prouesses sexuelles hors norme, que l’on ne vous infantilise, vous chosifie ou vous animalise, que l’on ne vous qualifie de tigresse ou de panthère… Bref, sans que l’on ne vous déshumanise en permanence.
Ce privilège n’est pas celui des femmes noires qui vivent en Europe. Loin s’en faut ! Dans Ouvrir la voix, le documentaire de la réalisatrice afro-féministe française Amandine Gay, une vingtaine de femmes noires témoignent de leur impossibilité de vivre sans qu’on ne leur rappelle quotidiennement qu’elles ne sont pas blanches et que, de ce fait-là, elles ne seraient pas pleinement européennes. Il y a l’inévitable question sur vos origines (« Tu viens d’où ? »), l’étonnement quand vous maniez à la perfection l’imparfait du subjonctif (« Tu parles bien le français ! ») ou quand vous dites que vous avez fait Sciences Po.
« Accumulation des récits »
« On ne peut jamais se fondre dans la masse, être invisibles, c’est-à-dire ne pas être une source de curiosité ou d’angoisse pour l’autre. Nous sommes toujours en alerte, car si l’on oublie qu’on est noire, on va nous le rappeler de manière extrêmement violente. Pour ceux qui grandissent dans un milieu où être noir est la norme, il est extrêmement difficile de comprendre ce que vivent les Noirs en France », explique Amandine Gay. La réalisatrice a pour sa part fui l’Hexagone, ne se voyant pas fonder une famille dans un pays qui ne propose « rien qui ne puisse donner de la fierté aux enfants noirs ». Pas de modèle de réussite en nombre suffisant pour qu’il ne relève pas de l’exception. Pas de place dans les manuels scolaires en dehors du traumatisme de l’esclavage…
Amandine Gay : « Etre une femme noire en France, c’est un enjeu spécifique »
Durée : 18:13
A 32 ans, elle vit donc à Montréal, où « le niveau de précarité des communautés noires n’est pas celui de la France ». Un exil racial pour pouvoir poursuivre ses recherches et réaliser des films sur des thématiques liées aux conditions minoritaires, au racisme et travailler par exemple sur « l’adoption, par des familles blanches, d’enfants “racisés” ». « Aujourd’hui, non seulement la France n’est pas prête à nous faire une place mais, en plus, on nous défend de travailler sur des questions qui touchent à notre expérience », avance celle qui a été elle-même adoptée par une famille blanche. Terrible constat que dressent avec elle les femmes à qui elle donne la parole pendant deux heures.
Malgré quelques longueurs et redites assumées par la réalisatrice – « l’accumulation de récits montre que ce ne sont pas des expériences isolées où l’on a eu affaire à un con mais que le racisme est un phénomène politique ! » –, Ouvrir la voix est un documentaire réussi. Les plans serrés à l’esthétique photographique s’enchaînent et ponctuent ce documentaire faussement dépouillé. Pas de voix off, mais une écriture précise. Pas de musique, mais un rythme travaillé à partir des intonations, des phrasés singuliers, et des silences lourds de sens.
En toute confiance, ces femmes racontent leurs expériences et leurs combats, qu’elles partagent avec celle qui, après des années à prouver qu’elle n’était pas qu’un corps noir mais aussi un esprit brillant, capable de réussir à Sciences Po, a décidé de « ne plus passer [s]a vie à vouloir être l’inverse d’un cliché » et à se réaliser pleinement. Etre soi en mettant le cap sur des études de cinéma et de théâtre. Après le Conservatoire, son expérience d’actrice se révélera décevante. Toujours dans les mêmes rôles, les mêmes stéréotypes. « J’étais frustrée. J’ai décidé de devenir réalisatrice aussi pour pouvoir jouer les rôles qui m’intéressent », confie-t-elle dans un grand éclat de rire.
Racisme et sexisme intériorisés
Les paroles données à entendre dans Ouvrir la voix déconstruisent nombre de préjugés et montrent à quel point certaines attentes de la société peuvent être absurdes : demande-t-on à un Blanc de se désolidariser des actes terroristes ou criminels commis par d’autres Blancs ? Le communautarisme est-il du côté de ceux qui vivent ensemble, malgré leurs différences sociales et culturelles, dans les quartiers populaires, ou de ceux qui vivent dans un entre-soi où les tenues vestimentaires et l’horizon culturel et religieux sont extrêmement codifiés et exclusifs, comme à Saint-Germain-en-Laye ? Comment expliquer que certaines féministes blanches reproduisent l’oppression dont elles ont été victimes en imposant aux autres leur manière de penser leur rapport au corps ? Et qu’elles peuvent parfois faire preuve du plus méprisable paternalisme condescendant dès lors qu’elles s’adressent à des Noires ?
La narration glisse d’un thème à l’autre et construit un récit en deux temps. Etre une femme noire dans un milieu blanc. Etre une femme noire dans un milieu noir. Une manière à la fois frontale et subtile pour montrer à quel point le racisme et le sexisme peuvent être intériorisés. « Ce film va être très violent pour la communauté noire, prévient Amandine Gay. D’abord parce que, lorsque l’on est victime, on peut être dans le déni de ce que l’on vit et que l’on n’a pas envie que l’on nous renvoie justement cette image de victime. Mais aussi parce que si nous voulons nous décoloniser, nous devons aborder les sujets tabous au sein de notre propre communauté, comme l’homosexualité par exemple, et interroger la normativité sexuelle et genrée. Oui les mouvements afrocentristes sont hyper machistes. »
Pour autant, le documentaire de la très dynamique militante n’est ni triste ni défaitiste. Il montre des femmes dignes. Des femmes fragiles et fortes. Des femmes résilientes. Debout.
Ouvrir la voix, documentaire d’Amandine Gay diffusé au cinéma L’Ecran Saint-Denis (93200) le 8 décembre, le 10 décembre au cinéma de la coopérative artistique La Générale (75011), le 13 décembre à Lausanne, le 17 décembre à Bruxelles et le 21 décembre au cinéma Le Clef à Paris (75005).
Affiche du film documentaire d’Amandine Gay, « Ouvrir la voix », sorti le 7 décembre 2016.