EMMANUEL KERNER

Depuis la seconde, Hélène a ­bataillé pour se construire un curriculum ­vitae en or, qui irait droit dans la pile « admis » des meilleures universités américaines. Dans son lycée, à New York, elle a obtenu d’excellentes notes dans toutes les matières, et des scores « parfaits » au Scholastic Assessment Test (SAT), la fameuse épreuve que demandent les universités. La jeune femme a également multiplié les activités personnelles et professionnelles. Elle a ainsi effectué deux stages dans le domaine des neurosciences, dont l’un d’une durée d’un mois dans un laboratoire de l’université ­Columbia, à New York. L’étudiante a également cultivé sa passion pour la danse, à raison de quinze heures d’entraînement par semaine. Une activité qu’elle a mise au service d’une association qui ­organise des spectacles dans des hôpitaux et des orphelinats. L’été précédant sa terminale, elle s’est même envolée vers Haïti pour enseigner la danse à des jeunes filles défavorisées.

« Les cas de stress et de dépression sont en hausse, de même que l’abus de médicaments »
Richard Weissbourd, professeur à Harvard

Enfin, elle a fait relire ses essais, les pièces maîtresses des dossiers de candidature, par un coach spécialisé. « J’ai fait tout ce qu’il fallait », résume la jeune fille. Et cela a payé : au milieu de son année de terminale, Hélène a décroché un ticket pour l’université de Pennsylvanie, l’une des meilleures facs du pays, membre de l’Ivy League, les huit premières universités des Etats-Unis, toutes privées et situées dans le nord-est du pays. Son premier choix. Elle est aujourd’hui en première année, avec une spécialisation en neurosciences.

Sortir du lot

Un profil d’exception ? Plutôt la règle. Pour intégrer les très bons établissements américains, il ne suffit pas, comme dans le système français, de réussir un ­concours difficile, ou d’avoir de bonnes notes. Il faut montrer son engagement, cultiver une passion, avoir pris des ­risques, s’être lancé des défis et avoir montré son leadership…

Bref, sortir du lot, dès l’âge de 16 ou 17 ans. « Les bonnes notes, c’est la base, mais cela ne suffit pas. Chaque ­candidat doit avoir une bonne histoire à raconter, un élément dont l’université pourra s’enorgueillir, prévient Brian ­Taylor, coach en admissions pour lIvy Coach, un institut privé new-yorkais qui prépare les étudiants à intégrer les meilleures universités. Les universités veulent pouvoir mettre dans leur communiqué de presse que, cette ­année, elles ont parmi leurs admis deux inventeurs lauréats du concours Google, un jeune qui a lancé une exploitation de myrtilles et un autre qui a publié un ­livre. » C’est ce que leurs généreux ­ mécènes attendent.

Ainsi, pour le candidat, l’enjeu n’est pas d’être bon partout mais plutôt de trouver sa « marque », et d’être passionné. « Les universités raisonnent en termes de promotions : elles veulent recruter un groupe avec des profils d’excellence divers et complémentaires. Des étudiants qui pourront apprendre les uns des autres, poursuit Brian Taylor. Elles veulent aussi, et c’est important, des gens sympathiques et humbles. » Sacré défi !

« Le risque, c’est de choisir des activités et engagements de manière artificielle, pour se bâtir un dossier de candidature » Nicole Zabotin, conseillère d’orientation

Ces éléments, chaque lycéen doit les prouver dans un dossier conséquent : CV, lettres de ­ recommandation, scores aux tests standardisés, notes de tout le lycée, options suivies, prix obtenus, ­activités extrascolaires, engagements associatifs… A cela s’ajoutent des essais, où l’on ­demande aux jeunes de disserter sur des épisodes de leur vie, leurs convictions, les échecs qu’ils ont ­connus ou les accomplissements dont ils sont fiers.

« C’est un processus qui demande beaucoup de temps, parce qu’on est encouragé à postuler à plusieurs établissements, se souvient Clara Bichon, 20 ans, aujourd’hui en 3e année de bachelor à « Penn State », l’université d’Etat de Pennsylvanie. Je l’ai vécu comme quelque chose qui impliquait toute ma ­famille. Mes parents ont relu les essais, m’ont aidée pour les dossiers. On est aussi allé visiter sept ou huit campus pendant l’année de ma première, c’est très recommandé. »

Compétition internationale

Par rapport aux classes prépa à la française, l’avantage de ce type de sélection est d’encourager les jeunes à développer leurs centres d’intérêt, leur curiosité et à découvrir des choses sur eux-mêmes. « Les universités américaines évaluent les jeunes dans leur globalité. C’est la force de ce processus », pointe Sean Lynch, proviseur du lycée français de New York. « Cela permet aux élèves d’être valorisés pour qui ils sont, confirme Nicole Zabotin, ­conseillère d’orientation au Fasny, un ­lycée franco-américain de l’Etat de New York. Notre rôle est de pousser l’élève à cultiver ce qui l’intéresse. Mais sans être trop stratégique. Parce que le risque, c’est de choisir des activités et engagements de manière artificielle, pour se bâtir un dossier de candidature. »

Revers de la médaille de ce système : pousser au « toujours plus ». Dans son documentaire Race to Nowhere (2009), ­sélectionné dans divers festivals, la réalisatrice Vicki Abeles a interrogé des dizaines de lycéens américains exténués, brisés par les efforts qu’ils devaient fournir pour réussir leurs candidatures : options supplémentaires, compétitions sportives sans fin, cours particuliers, stages de préparation aux tests… Une « folie » ­régulièrement dénoncée dans les médias aux Etats-Unis.

Il faut dire qu’intégrer les meilleures universités n’a jamais été aussi difficile. La compétition est ­désormais ­internationale, et les candidatures en ­ligne ont élargi le nombre de postulants. L’année dernière, chaque université « Ivy » a reçu entre 30 000 et 40 000 dossiers pour entrer en première année ! Résultat : le taux d’admis à Harvard a plongé à 5 %, et à 6 % pour Columbia, Princeton ou Yale. En 2007, ces taux étaient deux fois supérieurs.

Un système très inégalitaire

« C’est une escalade. Les cas de stress et de dépression sont en hausse, de même que l’abus de médicaments. La sélection à l’entrée de ces établissements où tout le monde veut aller est devenue si forte que cela crée beaucoup d’angoisse, et de grosses déceptions », affirme Richard Weissbourd, professeur à Harvard en sciences de l’éducation. Il est à l’origine du rapport Turning the Tide (« renverser la ­vapeur »), publié l’année dernière, qui propose une réforme du système des ­admissions. « Un impératif », selon lui. Car outre le stress et la ­pression sur les jeunes, le système reste très inégalitaire. Il pénalise les élèves de milieux modestes, qui n’ont pas les mêmes hobbies, ou n’ont pas suivi les cours optionnels de niveau avancé proposés dans les meilleurs ­lycées, et qui s’autocensurent.

Récemment, une vaste étude – The Equality of Opportunity Project (« Projet sur l’égalité des chances ») – a mis au jour l’ampleur du problème. Au Dartmouth College, une université située dans le New Hampshire, par exemple, 45 % des étudiants sont issus des foyers les plus fortunés des Etats-Unis (les 5 % les plus riches) – le revenu médian des parents ­atteint 200 400 dollars par an.

Les chiffres sont du même ordre à Princeton, Yale ou Brown. Richard Weiss­bourd déplore aussi que ce mode de ­sélection développe chez les jeunes un état d’esprit très individualiste. Il survaloriserait les réussites et les accomplissements personnels, « au détriment du bien commun ou du souci de l’autre ».

A la suite du rapport Turning the Tide, plusieurs établissements ont commencé à revoir leurs procédures. En ­limitant, par exemple, le nombre de ­cases ­réservées aux activités extra­scolaires ou aux options. Ou en encourageant les élèves à inscrire des engagements moins discriminants ­socialement, comme s’occuper d’un ­parent âgé. De quoi faire un peu baisser la pression. « Mais la chose essentielle, ­finalement, c’est d’élargir la ­vision des élèves et de leurs familles. Qu’ils prennent en compte un panel plus large d’universités, et pas seulement les vingt qu’ils connaissent, pointe le proviseur du lycée français de New York. Il n’y a pas que Harvard, le MIT et Stanford ! Il existe aux Etats-Unis des centaines de bons établissements. L’important, c’est de trouver celui qui vous correspond. »

Ce type de message commence à passer. Clara Bichon, qui avait décroché une admission à Cornell, l’une des « Ivy », avait finalement opté pour une université moins prestigieuse, Penn State. Parce que le programme en architecture l’intéressait davantage. Et ­surtout parce qu’elle s’y sentait « plus en confiance ».