Frantz Fanon, dans les années 1950. | STF / AFP

J’ai vu le jour, comme Frantz Fanon, un 20 juillet. Lui en 1925, moi quarante ans après. Il est mort jeune, en 1961, quatre ans avant ma naissance. Je ne suis pas en train de comparer mon destin à celui de cet homme prodigieux de mille façons. Une hirondelle ne fait pas le printemps. Si je souligne cette petite coïncidence biographique, c’est pour mieux me coller aux idées du psychiatre et militant anticolonialiste martiniquais, me laisser marquer par la force de ses intuitions et la vigueur de son verbe abrasif. En outre, l’analyse intellectuelle est aussi, on feint de l’oublier, affaire d’émotion et d’affects.

Je ne suis pas le seul à m’inventer un lien avec l’auteur de Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952) pour signaler mon admiration. D’aucuns admettaient hier avoir acquis leur brevet d’étudiant conscientisé en méditant sur l’autre œuvre fondatrice, Les Damnés de la terre (Maspero, 1961). Aujourd’hui, nous sommes des centaines de milliers, aux quatre coins du vaste monde, à reconnaître la force des propositions que le chantre de la libération de l’Afrique nous a léguées.

La vie en Martinique dans les années 1920 est tout sauf facile et joyeuse. Le petit Frantz est un élève brillant mais turbulent. Enchanté et ébranlé par la parole fulgurante du grand poète Aimé Césaire, son professeur au lycée Victor-Schœlcher, l’adolescent prend conscience que son peuple, asservi hier par les esclavagistes, étouffe sous le joug colonial, et qui plus est pétainiste. Que faire ? Se lancer illico dans la lutte. Mieux, vouer sa vie à combattre toutes les injustices.

Comme un Nègre

En 1943, Frantz Fanon quitte clandestinement son île pour combattre l’ennemi nazi. Il a 19 ans, l’âge des idéaux. La France libérée, Fanon découvre en métropole la face obscure de son pays qui le traite non pas comme un héros mais comme un Nègre, un moins-que-rien en butte aux brimades racistes.

A Lyon, Fanon étudie le jour et écrit la nuit. En 1953, le voilà médecin en chef à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Mais, en contexte colonial, le jeune praticien ne peut pas grand-chose pour ses patients plongés dans une situation de « déshumanisation systématisée ». Ne pouvant accomplir correctement son devoir, il démissionne deux ans plus tard pour rejoindre la direction du Front de libération nationale qui a engagé en novembre 1954 la « guerre de libération » de l’Algérie.

Les six dernières années de sa vie sont celles d’un militant rompu à la lutte intellectuelle, diplomatique et militaire. Avec méthode et discipline, il jette ses dernières forces dans la bataille pour réveiller les masses et hâter l’émancipation de l’Afrique en général et de l’Algérie en particulier. Le 6 décembre 1961, il est emporté par une leucémie à l’âge de 36 ans, quelques mois avant l’indépendance de sa nouvelle patrie.

En France, un demi-siècle après sa disparition, l’œuvre de l’auteur de L’An V de la révolution algérienne (Maspero, 1966) sort enfin du purgatoire. A partir des années 1970, le milieu intellectuel français, occupé à liquider toute pensée progressiste, ne pouvait que mettre sous l’éteignoir les écrits du natif de Fort-de-France.

Ce sont les nouvelles générations, plus promptes à tourner le dos au passé, qui dévorent les ouvrages réédités, mais aussi les biographies, les films, les ouvrages critiques et autres numéros spéciaux.

Psychiatre visionnaire

Des Etats-Unis à l’Afrique du Sud, de la Palestine à la Bolivie en passant par le Brésil et les banlieues européennes, l’œuvre de Frantz Fanon rencontre partout un accueil enthousiaste. De tous les continents, une nouvelle cohorte de philosophes, de sociologues et d’historiens, de Gordon Lewis à Achille Mbembe et de Françoise Vergès à Ramon Grosfoguel, continue d’interpréter l’œuvre de l’auteur de Pour la révolution africaine (Maspero, 1964).

Mais ce n’est pas tout. L’actualité valide constamment le diagnostic dressé par le psychiatre visionnaire. Enfin, sa production est mobilisée, que ce soit pour muscler les luttes contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis, démanteler l’apartheid en Afrique du Sud, dénoncer les guerres interminables du Congo ou l’Intifada en Palestine, ausculter les errements des élites postcoloniales africaines. La définition fanonienne du racisme, pour ne prendre qu’un exemple, renouvelle de fond en comble notre perception de cette notion ancienne et ambiguë qui touche toutes les sociétés. Les intuitions de Frantz Fanon offrent une photographie saisissante de notre monde actuel. C’est pourquoi la voix de Fanon continuera de nous empêcher de dormir.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).