« Le retour au franc ne serait pas synonyme d’une souveraineté monétaire retrouvée »
« Le retour au franc ne serait pas synonyme d’une souveraineté monétaire retrouvée »
Par Marie Charrel
Marie Charrel, journaliste au « Monde », a répondu à vos questions sur les conséquences d’une éventuelle sortie de la France de la zone euro.
FILE PHOTO: The euro sculpture in front of the European Central Bank headquarters in Frankfurt October 4, 2006. REUTERS/Kai Pfaffenbach/File Photo | KAI PFAFFENBACH / REUTERS
Abandonner l’euro et revenir au franc ? Avec la progression de Marine Le Pen dans les sondages, cette promesse est devenue une question cruciale qui inquiète les épargnants comme les partenaires de la France. Marie Charrel, journaliste au Monde, a répondu aux questions des internautes lors d’un tchat, mardi 28 février.
-nymo : Lorsqu’on dit qu’un Frexit [la sortie de la France de l’Union européenne] aurait des conséquences incalculables, je comprends qu’on ne peut pas calculer. Car… combien ça vaut un franc ? Qui le sait ? Cette monnaie a totalement disparu du marché des changes. Comment Marine Le Pen parviendra-t-elle à « pricer » le franc nouveau ? Sans parler des conséquences sur les taux, évidemment. Les marchés nous attendent au tournant sur ce chapitre.
Marie Charrel : Le coût d’un retour au franc est en effet difficile à estimer. Il est à peu près sûr que le nouveau franc se déprécierait face à l’euro. Mais il est difficile de prédire de combien. Par ailleurs, il est certain qu’une telle manœuvre inquiéterait les investisseurs étrangers, qui détiennent plus de 60 % de notre dette publique. Même s’ils ne paniquaient pas - ce qui serait tout de même probable -, ils réclameraient des taux plus élevés pour acheter notre dette, ne serait-ce que pour compenser le risque que représente l’adoption d’une nouvelle monnaie. En outre, les conséquences et la contagion potentielle aux pays voisins sont difficiles à estimer.
-mouton irlandais : Une sortie de l’euro avec une dévaluation du « franc » n’aurait-elle pas pour conséquence l’augmentation de tous les produits importés comme l’essence, le textile, l’informatique ? Si oui, n’est-ce pas les plus petits revenus qui seraient le plus touchés ?
Marie Charrel : Oui. Une dévaluation entraînerait l’augmentation du prix des produits importés, mais aussi de tous les composants entrant dans la fabrication des biens produits en France (le coton pour les vêtements, par exemple). Les ménages à bas revenu seraient les plus affectés. En outre, l’inflation sera plus forte encore si le FN impose également, dans le cadre de son programme protectionniste, des taxes à l’importation.
-vesuvio : Le FN prévoit de permettre à la Banque de France de prêter à l’Etat à taux zéro, donc en imprimant de la monnaie avec une inflation galopante alimentée également par la baisse du franc. Là aussi, personne n’en parle… Pourquoi ?
Marie Charrel : Oui. Le FN explique que pour se passer des emprunts sur les marchés, il suffirait que la Banque de France fasse tourner la planche à billets pour prêter directement à l’Etat. Mais cette augmentation de la quantité de monnaie en circulation générerait mécaniquement de l’inflation. Là aussi, le FN explique que, face aux tensions déflationnistes, une hausse des prix ne serait pas si dramatique. Peut-être. L’ennui, expliquent par exemple les économistes du Centre d’études prospectives et d’informations internationales, c’est qu’une fois que l’inflation s’emballe, elle est très difficile à maîtriser.
-Adrien : Le Royaume-uni a franchi le pas sans que son économie s’effondre (pour l’instant). Ne dramatise-t-on pas un peu trop les dangers d’une éventuelle sortie de l’euro ?
Marie Charrel : Il est d’abord important de souligner que le Royaume-uni projette de quitter l’Union européenne, et non la zone euro. Le pays n’a pas adopté l’euro et le Brexit n’impliquera donc pas un changement de devise : c’est très différent, et peu comparable. L’argument de l’exagération des coûts d’une sortie de l’euro est souvent avancé. Il faut être très clair sur ce point : personne n’est capable de chiffrer clairement ces coûts. Mais personne n’est capable non plus de chiffrer clairement les gains d’un retour au franc. Les deux sont probablement surestimés. Mais une chose est sûre : le retour au franc ne serait pas synonyme d’une souveraineté monétaire retrouvée. La Banque de France devrait consacrer beaucoup de temps et d’énergie à protéger le franc contre les attaques spéculatives. Ce n’est pas exactement la liberté promise par le FN.
-Frederichlist : Nombre d’économistes s’accordent aujourd’hui sur le fait que l’euro est un échec cuisant qui conduit à une faible croissance et à une concentration de la richesse et de l’industrie autour de la zone allemande de l’Europe : des Prix Nobel, Joseph Stiglitz, des souverainistes comme Jacques Sapir, des modérés comme Patrick Artus dans son dernier livre ou des libéraux comme Christian Saint-Etienne. Le plus simple ne serait-il pas d’admettre qu’on ne peut continuer ainsi, qu’il faut bel et bien sortir de l’euro en échafaudant un plan de sortie avec contrôle des capitaux et négociations entre Etats, plutôt que de persister dans l’erreur en expliquant aux gens que l’apocalypse nous attend et qu’ils se trompent en souhaitant le retour au franc ?
Marie Charrel : C’est toute la difficulté de ce sujet. Il y a en effet consensus pour dire que la zone euro présente d’importantes failles institutionnelles. Mais la solution est-elle de quitter l’euro, ou de travailler à améliorer enfin l’union monétaire, en mettant en place les mécanismes de solidarité qui lui manquent ? Les points de vue divergent sur le sujet, mais il est important de comprendre que revenir au franc ne réglerait pas tous nos problèmes d’un coup de baguette magique. Nos principaux partenaires commerciaux sont nos voisins. Revenir au franc signifierait que nous ré-engagerions une guerre des monnaies avec eux. Le franc serait une petite devise qu’il faudrait défendre face au dollar, au yen ou au yuan… L’autre option est de se retrousser les manches et de bâtir enfin une zone euro solide et solidaire. C’est d’ailleurs ce qu’explique Joseph Stiglitz dans son ouvrage sur l’euro. Il ne préconise une sortie de l’euro qu’en cas d’échec de ce travail.
-Bonjour : Est-ce que l’euro et l’UE pourraient résister à une sortie de la France ?
Marie Charrel : On peut en douter. La France et l’Allemagne sont le couple fondateur de l’UE et de la zone euro. L’édifice tiendrait-il si la France claquait la porte ? Peu probable. L’euro perdrait en crédibilité et en attrait. Les investisseurs s’en détourneraient. Les taux d’emprunt grimperaient. Les pays membres auraient-ils envie de rester dans le navire, ou de reprendre eux aussi leur propre devise ? Face à la spéculation, auraient-ils le choix ?
-Gregory : Si le Front national emporte l’élection, n’avons-nous pas intérêt à cacher de l’euro en liquide sous nos matelas ?
Marie Charrel : Il est en effet probable qu’en cas de victoire de Marine Le Pen à la présidentielle, et avant même de connaître le résultat des législatives, les épargnants et les entreprises commencent à s’inquiéter à l’idée d’un retour au franc. Au printemps 2015, lorsqu’une possibilité de sortie de la Grèce de la zone euro existait, beaucoup de Grecs (particuliers et entreprises) ont placé leurs économies à l’étranger pour en protéger la valeur. D’autres ont également retiré un maximum d’euros en liquide, conscients qu’en cas de retour à la drachme, leur épargne perdrait de sa valeur. Cette « fuite des dépôts » fut si massive qu’elle a contraint le gouvernement grec à instaurer un contrôle des capitaux, afin de stopper l’hémorragie.
-Clément : Le problème ne vient-il pas plutôt des politiques monétaires ? Pourquoi ne pas proposer de les changer plutôt que de mettre fin à la monnaie unique ?
Marie Charrel : Les principales critiques sur la zone euro portent sur les politiques de rigueur imposées ces dernières années aux pays membres fragilisés. Cela relève donc des politiques budgétaires. La politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE), elle, est très accommodante depuis 2015 : elle rachète 80 milliards d’euros de dettes essentiellement publiques tous les mois. Grâce à cela, les Etats membres se financent à très bas coût. S’il y a des améliorations à apporter à la zone euro, c’est donc plutôt du côté du budgétaire, avec plus d’investissements d’avenir, mais aussi, du côté de ses institutions. Beaucoup de procédures sont trop complexes en zone euro, et c’est regrettable. Les simplifier, renforcer la solidarité… Tous ces chantiers ne sont pas inaccessibles. Il ne tient qu’aux gouvernements de s’asseoir autour de la table pour les entamer. Le seul ingrédient indispensable est la volonté politique. Mais souvent, il paraît bien plus facile aux dirigeants de blâmer l’Europe et Bruxelles, plutôt que de prendre leur responsabilité.
-Hugo Bellenger : Rejeter la faute sur l’euro concernant nos problèmes économiques n’est-il pas facile lorsque l’on a des ambitions électorales ?
Marie Charrel : Oui. En période de campagne (mais pas seulement), il est toujours plus facile de pointer du doigt une monnaie et des institutions désincarnées, comme celles de Bruxelles. Cela ne veut pas dire que tout va bien dans la zone euro, loin de là. Mais prenons l’un des problèmes clés de notre économie, à savoir, le taux de chômage élevé des jeunes sortant sans qualification du système scolaire. Cela n’a rien à voir avec l’euro. Tout comme les dysfonctionnements de notre système de formation professionnelle, ou la trop grande dualité de notre marché du travail, opposant emplois précaires aux CDI…
-Frederichlist : Vous expliquez qu’une solution pour sauver l’euro consisterait à mettre en place des politiques « solidaires » de type fédéraliste. Celles-ci nécessiteront des transferts budgétaires massifs entre Etats. Les Etats rhénans ne l’accepteront jamais, de l’avis de presque tous les observateurs. En attendant, les autres pays se désindustrialisent et nourrissent logiquement de la rancœur envers l’Europe. En outre, les citoyens de la majorité des Etats sont fondamentalement opposés à tout approfondissement du projet européen. Faudrait-il alors prendre des décisions qui iraient contre l’avis des électeurs ?
Marie Charrel : Il y a énormément de travaux et propositions sur le sujet. Ils suggèrent d’abord que solidaire ne veut pas forcément dire « transferts massifs entre Etats ». On pourrait imaginer, par exemple, que l’UE ait un budget propre un peu plus conséquent, par exemple lié à la taxe carbone, permettant de financer des investissements d’avenir dont tout le monde profiterait, et qui permettrait à l’UE d’être à la pointe sur les technologies porteuses (transition énergétique, etc.). Par ailleurs, il ne faut pas caricaturer la position des Allemands. Si les règles sont claires, ils ne sont pas opposés à plus de solidarité. Surtout : il est bien sûr inimaginable que cela se fasse contre l’avis des peuples. Cela suppose donc plus de transparence, plus d’implication des parlements nationaux, plus de pédagogie…
-Adrien - Etudiant en… : La sortie de l’euro pourrait-elle nous permettre de renégocier notre dette envers la BCE ?
Marie Charrel : Le sujet de la dette est important, mais la BCE n’est pas, ici, le sujet clé. Imaginons que nous convertissions notre dette en franc. C’est possible. Elle est aujourd’hui détenue à 60 % par des investisseurs étrangers. Que feraient-ils ? Accepteraient-ils que nous renégocions notre dette pour en rembourser moins ? Peu probable - ils auraient beaucoup à perdre. Dans le plus optimiste des scénarios, ils exigeraient des taux plus élevés pour prêter à nouveau à l’Etat français. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’épargne des Français est pour bonne partie composée de titres de dette française. Si celle-ci est renégociée, l’épargne serait donc pénalisée elle aussi.