Bugeat, ce village de Corrèze qui se réjouit tant d’accueillir une famille de réfugiés soudanais
Bugeat, ce village de Corrèze qui se réjouit tant d’accueillir une famille de réfugiés soudanais
Par Maryline Baumard
Dans cette région granitique de moyenne montagne, les 850 habitants espèrent être rejoints par des migrants africains pour l’instant en situation précaire en Israël.
Le village de Bugeat, en Corrèze, dans le parc naturel régional de Millevaches, a préparé un logis pour une famille sud-soudanaise aujourd’hui en situation précaire en Israël. | Sandra Mehl pour Le Monde
Un pain débordant du cabas, une silhouette sèche glisse hors de la supérette. L’homme hésite un instant, hume le printemps précoce, place du Champ-de-Foire, avant que son dos voûté, racontant des décennies de travail de la terre, ne s’éloigne à pas lents vers la mairie.
Epicerie, café… les deux points de ralliement de Bugeat connaissent un pic d’animation avec les premiers soleils de février. « Et encore, on n’est pas un jour de marché », plaisante le retraité en bleu de travail avant de lancer un petit signe de tête à D’Jo, la tenancière du bar. Au Café de la Place, institution qui a traversé les siècles dans ce village de Haute Corrèze, ce sont les « Soudanais » qui sont ce matin au cœur des conversations. Les clients font la liste de ce qui manque encore dans la grande maison où le ménage vient d’être fait pour « la famille », comme ils l’appellent.
D’eux, les habitants de Bugeat ne savent rien, ou si peu… « Ils viennent du Soudan, se sont arrêtés en Israël et risquent d’en être expulsés », résume Pierre Fournet, le maire, un ancien professeur. « Nous avons une maman seule avec ses quatre enfants, dont le plus jeune n’a pas 2 ans. Elle arrivera avec sa mère à elle, deux de ses frères et une sœur tout juste majeure », ajoute-t-il, relisant le courriel qui lui a été transmis avec ces informations. En bas, la signature de Jean-Jacques Brot, celui qu’on appelle « le préfet des Syriens », atteste que les autorités françaises sont dans la boucle et que la famille a été classée « vulnérable » par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (UNHCR).
Paroissiens engagés dans la préparatoin de l'installation de la famille soudanaise à Bugeat. Ils sont ici réunis dans la salle commune du presbytère, à côté de laquelle la famille sera logée. | Sandra Mehl pour Le Monde
Jean-Jacques Brot est un orfèvre de l’accueil, qui ajuste au mieux les offres d’hébergement des communes avec les besoins des arrivants que la France s’est engagée à recevoir. « Pierre Fournet m’avait parlé de ce grand logement vacant début 2015, et l’évêque de Tulle, propriétaire du lieu, m’a plusieurs fois rappelé qu’il souhaitait accueillir », détaille M. Brot à qui il ne restait alors qu’à trouver la famille adéquate…
Sachant qu’un centre consacré aux préparations olympiques était installé dans ce bourg où a vécu Alain Mimoun, champion olympique de marathon aux JO de Melbourne en 1956, M. Brot a tout de suite pensé à Bugeat pour cette famille soudanaise comptant une athlète de haut niveau. Avec son centre des Mille-Sources, sa pression atmosphérique et ses dénivelés de moyenne montagne, cette commune de Haute Corrèze a les atouts d’une fabrique de champions, elle qui, hier encore, était une terre où l’on taillait la pierre de père en fils dans un paysage de carrières de granit. A moins que l’on ne préfère devenir scieur dans les forêts alentour, l’autre vocation séculaire du lieu.
Tradition d’accueil
Si Bugeat tout entier n’est pas encore passé à l’heure soudanaise, c’est que les montagnards, prudents, préfèrent attendre que les choses soient sûres avant d’en faire état. Il faut dire que le village a été par deux fois échaudé. « On s’était préparé pour recevoir une famille syrienne, mais le père, ingénieur aéronautique, pensait qu’il pourrait aller travailler chaque jour à Toulouse… Quand ils ont compris qu’on était à 3 heures de Toulouse, ils ne sont pas venus… La seconde fois aussi, il y a encore eu méprise sur notre situation géographique », regrette Pierre Fournet, qui croise les doigts en jugulant les impatiences tant l’accueil, dans l’ADN de son village, affleure dans toutes les conversations.
Du haut de ses 68 ans, dont quarante au conseil municipal, le maire est le pivot du projet, à la jonction des trois groupes pro-accueil animés ayant chacun ses propres motivations. La rencontre de la générosité laïque du conseil municipal, d’un élan évangélique autour du groupe de prière du dimanche de la paroisse, et d’une ouverture associative portée par le Secours populaire, a créé une dynamique unique au cœur du plateau de Millevaches, qu’on croyait condamné à une ruralité montagnarde fermée à l’étranger.
A moins que ce goût d’aider les plus faibles ne soit gravé plus profondément encore dans la pierre du village. « Déjà, pendant la guerre, des familles belges et du nord de la France qui fuyaient les Allemands ont trouvé asile ici. Des juifs aussi », rappelle le maire en contemplant, gravés dans le marbre, les noms des douze personnes emportées par la rafle qu’a connue la bourgade en avril 1944. L’accueil, c’est aussi celui de la dizaine de familles britanniques et d’un Australien qui ont acquis des maisons ici, permettant au village de se maintenir au-dessus des 850 habitants. Et puis dernièrement, Bugeat s’est enrichi d’une famille kosovare, avec ses six enfants. La naissance du dernier, début 2017, a d’ailleurs permis d’enregistrer « la première naissance au village depuis cinquante ans ou plus », rappelle Anita Cavalli, la première adjointe. Julietta, la maman, a accouché au domicile de la femme qui les héberge, sous l’œil inquiet d’un jeune pompier volontaire.
500 jours, 25 migrants, 4 journaux, 1 projet
Pendant un an et demi, quatre grands médias européens, dont Le Monde, vont raconter chacun l’accueil d’une famille de migrants. Le projet s’appelle « The new arrivals ». A Derby, au nord de Londres, c’est la vie d’un agriculteur afghan et de son fils que décrira le Guardian. A Jerez de la Frontera, en Andalousie, El Pais suivra une équipe de foot composée de migrants africains. A Lüneburg, près de Hambourg, Der Spiegel va chroniquer le quotidien d’une famille de huit Syriens.
Comment vont se tisser les liens de voisinage ? Les enfants réussiront-ils à l’école ? Les parents trouveront-ils du travail ? Les compétences de ces migrants seront-elles mises à profit ? L’Europe les changera-t-elle ou changeront-ils l’Europe ?
Ce projet, financé par le European Journalism Centre, lui-même soutenu par la Fondation Bill & Melinda Gates, permettra de répondre à ces questions – et à bien d’autres.
« Quand on peut aider, il faut le faire », souligne D’Jo en servant ses cafés. « Si on était dans la situation de cette famille, on apprécierait une main tendue », ajoute-t-elle, avant que Liliane Ortin, pour qui l’accueil est aussi une évidence, ne confie que dans ses cauchemars nocturnes, elle voit parfois ses « [ses] petits-enfants en errance sur les routes, comme ça » ; une image qui glace le groupe. Philosophe, François Counil, le musicien du lieu, estime que « ça va faire parler pendant quinze jours, et puis ils feront partie du village ». Le manager du groupe Rambo, qui s’est produit au Hard Rock Café, à Paris, et qui vient de jouer en première partie d’Au bonheur des dames, a vu s’ouvrir peu à peu le Bugeat traditionnel, hier plus renfrogné. « Evidemment, ils seront observés au début, à cause de leur peau foncée, mais ça passera vite », ajoute une autre Bugeacoise, qui se réjouit que la famille soit chrétienne. « C’est triste à dire, mais je pense que ça aidera à leur intégration », souffle-t-elle.
Les imaginations vont bon train
L’arrivée en cours d’année de quatre enfants à scolariser permettra-t-elle de sauver la quatrième classe de l’école que l’inspection académique projette de fermer ? « On n’ose pas trop poser la question, parce que notre motivation à accueillir est bien plus profonde que la lutte pour une classe. Mais bon… Cela changera quand même un peu la donne », estime Anita Cavalli, ex-directrice d’école en région parisienne revenue en Corrèze pour sa retraite. Dans la commune, qui a, quelques années durant, hébergé le plus petit collège de France (deux classes), le traumatisme des fermetures est bien ancré. On n’est plus en 1848, au temps où Bugeat enflait à vue d’œil avec l’arrivée de la route reliant Limoges à Ussel ou Tulle, ou quand le train s’est arrêté là, trente-cinq ans plus tard. A ce moment-là, la ville comptait plus de mille habitants et une vingtaine de débits de boisson. On allait danser chez Jabouille, au Grand Cerf, deux fois par mois, sur les airs des violoneux. C’était aussi l’heure de gloire de l’Hôtel des Voyageurs, dont il ne reste plus qu’une enseigne aux couleurs passées.
A la maison préparée pour les Soudanais, Juliette, le chat des voisins, fait le guet sur le perron. On se dit qu’il faudra « tailler la glycine qui recouvre le mur », que ce soit propre. Pierre Fournet a récupéré des verres pour la cuisine, qu’il transporte dans son panier, nappé d’un torchon, « parce que tous les enfants du monde cassent des verres, enfants de réfugiés compris ». Patricia Maury observe où ira le mieux « le grand meuble de salle à manger qui arrivera vendredi », pendant que d’autres imaginent déjà les conserves de l’épicerie populaire sur les étagères. En refaisant un tour des chambres, on compte aussi combien de lits manquent avant qu’Elisabeth Fournet ne rappelle qu’elle « a mis de côté un lit d’enfant en osier qui conviendra parfaitement au plus jeune de la famille ».
Jean-Luc Grand, habitant de Bugeat, paroissien et bénévole au Secours populaire. Ici, dans la boutique du Secours populaire de Bugeat, située sur la D979 traversant le village et assurant la liaison entre Clermont-Ferrand et Limoges | Sandra Mehl pour Le Monde
Dans la boutique du Secours populaire, Jean-Luc Grand, le responsable départemental, attend près d’un tas de couvertures et de linge de maison qu’il a préparé. Mme Fournet et Yvette Nauche touchent les draps de chanvre, se demandant s’ils plairont aux Soudanais. Les imaginations vont bon train. « Qu’est-ce qu’ils aimeront ? Quelles activités les enfants auront-ils envie de faire ? » se demande-t-on. « Avec qui aura-t-on le plus d’affinités, la jeune femme, sa mère, sa sœur ? », interrompt une autre. « Je pourrai emmener les garçons à la ferme s’ils ont envie », suggère Madeleine Bossonie, dont le fils élève des limousines. Pour le soutien scolaire, les ex-enseignants du collectif se sentent tout désignés, à moins qu’ils se concentrent sur l’enseignement du français aux adultes. C’est à voir. Déjà, Pierre Fournet fait son cours de conversation français-anglais le mercredi matin. Car la vie est un peu suspendue à Bugeat, en attendant cette famille inconnue. Vivement qu’ils arrivent, ont envie de dire Yvette, Elisabeth, Mireille et tous les autres.
Bugeat, un village corrézien
C’est un village de roman. Un lieu qu’Henri Troyat, académicien, a raconté. Dans cette commune du Plateau de Millevaches, en Corrèze, on se souvient encore de la silhouette de l’écrivain, dans les rues. Planté au milieu des bois et des scieries, à 889 mètres d’altitude, ce village est une anomalie dans le processus de désertification qui touche une partie de la France. Bien sûr, le recensement ne pointe que 850 habitants, mais l’instinct de vie du lieu déjoue les arithmétiques tristes. « Ici, nous avons un jeune médecin qui vient de s’installer, rejoignant deux praticiens plus âgés et la pharmacie a aussi été récemment reprise par un jeune diplômé », se réjouit le maire, Pierre Fournet.
La boulangerie, la boucherie et les deux supérettes suffisent à remplir placards et frigos sur ces terres où le jardinage tient aussi bonne place. D’autant que les deux marchés mensuels permettent l’achat de fromages ou de viandes de ce terroir d’élevage. Sur la commune, cinq éleveurs perpétuent en effet la tradition de la viande limousine, même si l’agriculture n’est pas une sinécure en moyenne montagne.
Ces quelques activités paysannes, doublées du travail dans les scieries, limite le chômage à « une trentaine de personnes », estime Anita Cavalli, la première adjointe du maire. L’emploi dans les services domine avec les établissements d’accueil pour handicapés ouverts par la Fondation Bernadette Chirac qui salarient à eux seuls 62 Bugeacois et le centre sportif de haut niveau du lieu, qui en fait travailler douze. Bugeat est en terre chiraquienne et partout l’empreinte de l’ex-président de la République se fait sentir.
Un village de Corrèze s’organise pour recevoir une famille de migrants sud-soudanais