Un dialogue cordial sur Facebook ? C’est possible, même entre pro et anti-Trump
Un dialogue cordial sur Facebook ? C’est possible, même entre pro et anti-Trump
Par Luc Vinogradoff
Cinquante femmes qui n’avaient rien en commun ont passé un mois à discuter sur une page privée. Si elles n’ont pas changé d’avis, elles se sont efforcées de rester respectueuses.
Une jeune Américaine supportant Donald Trump, le 4 mars, en Pennsylvanie (Etats-Unis) | Mark Makela/Reuters
Spaceship Media, ONG fondée par deux anciens journalistes américains, et Al.com, site d’information local dans l’Etat de l’Alabama, ont constaté, comme beaucoup, que la campagne électorale qui a permis à Donald Trump d’accéder à la Maison Blanche avait aussi été celle du manque de communication et d’incompréhension entre les électeurs. Les partisans d’un camp ne pouvaient tout simplement pas comprendre comment on pouvait voter pour l’adversaire, et vice-versa. Dans ce contexte, tout débat ou réconciliation devenait difficile.
Pour prouver que des pro et des anti-Trump étaient capables d’avoir un dialogue civilisé, d’échanger des idées et de s’écouter parler, ils ont décidé de créer un espace de discussion dans un endroit auquel on n’associe pas forcément les mots civilisé, dialogue et débat : Facebook.
Le Alabama/California Conversation Project a commencé le 14 décembre 2016 sous la forme d’une page privée sur Facebook. Les journalistes ont invité un groupe de cinquante femmes à participer à cette discussion de groupe, pendant une durée d’un mois : vingt-cinq supportrices d’Hillary Clinton résidant dans la région de San Francisco, une des plus à gauche du pays, et vingt-cinq supportrices de Donald Trump, résidant en Alabama, un des Etats du Sud le plus conservateur.
Autant dire, deux groupes qui n’auraient, a priori, pas grand-chose à se dire, et surtout rien en commun politiquement. Sur leur choix de ne sélectionner que des femmes, les responsables de l’étude ne donnent toutefois pas d’explication.
« Je me suis retrouvée à offrir un point de vue différent »
L’idée, comme le racontent les organisateurs dans leur bilan de l’expérience, était « d’utiliser le journalisme pour aider des communautés divisées à avoir un dialogue poli ». Les thèmes abordés ne devaient pas être nécessairement politiques, mais les journalistes tentaient d’aiguiller la conversation vers certaines thématiques où le dialogue pourrait s’avérer constructif : la liberté d’expression, le racisme, le budget du gouvernement, la Russie, les manifestations anti-Trump. Certains sujets très personnels, comme l’avortement, n’ont été qu’effleurés.
Premier constat : certaines ont vite quitté la conversation, lassées des « tensions persistantes qui ont fait surface entre certaines participantes de chaque camp ». Sur l’aspect purement politique, le résultat n’était pas non plus surprenant :
« A la fin de ce projet d’un mois, il est évident que parmi les cinquante femmes, personne n’avait changé d’avis sur son choix de candidat. »
Les journalistes ont quand même constaté que chez plusieurs d’entre elles, une compréhension mutuelle s’était installée, une tolérance s’était construite au fil des messages. Des femmes que tout opposait et qui ne se seraient sûrement jamais autant côtoyé de visu, apprenaient à se connaître en échangeant leurs points de vue sur la durée et, surtout, à se mettre à la place de l’autre, politiquement et intellectuellement.
Swaicha Chanduri, de Californie, s’est par exemple mise spontanément « sur la défensive quand quelqu’un commençait une phrase par des généralités, comme “ces gens” ou “tous les pro-Trump”. Je me suis retrouvée à offrir un point de vue différent ». « Ça a remis en question mes idées sur pourquoi certains avaient voté pour Trump et ça m’a permis de voir leurs expériences et leurs inquiétudes », explique une autre Californienne, Susannah Prinz.
© Christinne Muschi / Reuters / REUTERS
Dans l’autre « camp », Bonnie Lindberg, de Hunstville (Alabama), parle « d’expérience édifiante » qui lui a permis « de mieux comprendre les inquiétudes différentes de personnes différentes, et j’espère que cela a permis aux femmes de l’autre groupe de mieux comprendre mon ressenti ». « Quand j’ai arrêté d’être sur la défensive, se rappelle Jaymie Testman, autre Alabamienne, j’ai pu simplement lire les questions des autres comme étant des questions. C’est devenu plus facile de discuter sans se sentir obligée de défendre un point de vue. »
Une des découvertes des Californiennes, qui défendent, pour la plupart, l’Obamacare, a été d’apprendre que les coûts de l’assurance maladie ont beaucoup augmenté en Alabama depuis son adoption, contrairement à la situation dans leur Etat. « Pour moi, les discussions sur l’assurance maladie ont personnalisé les frustrations ressenties par les autres », précise Monica Rowden, de San Francisco. « Je crois que nous sommes toutes arrivées à la conclusion qu’avoir des informations correctes est important », constate Teri Scivley, de l’Alabama, pour qui le travail des journalistes, qui recadraient les conversations quand elles tournaient autour d’idées reçues ou de faits erronés, était essentiel.
« Nous nous sommes toutes rendues compte que nos opinions sont parfois basées sur de la désinformation. (…) C’était plaisant de se rendre compte que nous cherchions toutes des médias qui n’étaient pas biaisés. Nous sommes tombées d’accord pour dire beaucoup de nos médias jetaient de l’huile sur le feu et contribuaient à diviser le pays. »
Faire évoluer les espaces de discussion
Jeremy Hay, qui a créé Spaceship Media avec Eve Pearlman, explique au Nieman Lab que son organisation est surtout « intéressée par les lieux où il n’y a pas de dialogue ou, s’il y en a, où il est destructeur et colérique ». Ce qui nous fait immédiatement penser… aux réseaux sociaux.
Le résultat concluant de l’Alabama/California Conversation Project confirme, à leurs yeux, le bon fonctionnement d’un processus déjà testé auparavant. La première itération du projet a été de rapprocher des policiers et des lycéens d’une ville californienne pour des séances des discussions sur les méthodes policières.
Leur approche fonctionne, que ce soit dans une assemblée de lycéens et de policiers ou dans des discussions virtuelles entre deux camps politiques, « parce qu’elle part du principe qu’il y a beaucoup d’hypothèses fausses qui circulent », pense Eve Pearlman. Un espace de discussion neutre et sûr est le meilleur endroit pour désamorcer les idées reçues.
Spaceship Media et Al.com réfléchissent à comment continuer de faire vivre ce projet, qui n’aura au final que durant les trente jours initialement prévus. La principale hypothèse est d’organiser des rencontres dans la vraie vie, et non plus derrière l’écran. « Ça ajoutera une couche de complication au processus, mais cela aura le mérite de rendre le produit final plus nuancé », estime le Nieman Lab.