Chia già José, cc by-sa 2.0

En entreprise, certaines espèces sont plus fréquentables que d’autres. Si vous ne voulez pas être assimilé à un ferment de démotivation, il vous est donc conseillé de ne pas chasser trop ouvertement les Pokémon durant vos heures de service, à moins que votre patron ne soit lui-même accro au jeu de Nintendo. A cette exception près, la traque de Pikachu et ­Bulbizarre est assimilée à une perte de temps coupable, une mauvaise manie qu’il faudra vite extirper de votre Moi salarial.

En revanche – arbitraire suprême –, l’ensemble des énergies doit être mobilisé pour débusquer un autre animal mythique, objet de toutes les convoitises : la licorne. Détournée de son sens d’origine par la spécialiste américaine du capital-risque Aileen Lee, la licorne désigne aujourd’hui non plus seulement une sorte d’équidé prolongé d’un éperon aux allures de guimauve torsadée, mais également une start-up non cotée en Bourse dont la valorisation dépasse le milliard de dollars.

Voir le silicium se transformer en or

C’est pour souligner la rareté de ce type d’entreprise qu’Aileen Lee a, pour la première fois en 2013, utilisé ce terme, lequel fut immédiatement repris sur le site spécialisé dans les nouvelles technologies TechCrunch. La licorne est donc devenue cette ­figure qui résume à elle seule l’ambiance alchimique régnant dans l’économie numérique, mélange de rationalisme technologique et d’heroic fantasy où se ­cultive le fantasme de voir soudain le silicium se transformer en or. Au milieu de ces licornes qui gambadent majoritairement en Californie (on en comptait 153 dans le monde en 2016) existe une catégorie encore plus extraordinaire : les « super-licornes », dont Facebook est la manifestation emblématique.

Dans ce contexte où l’horizon du rêve entrepreneurial est clairement bordé, affirmer que votre démarche est « licorne-centric » ne pourra que susciter respect et ­admiration autour de vous, donnant lieu à des commentaires ­enthousiastes de type : « Whaou, il est licorne-centric et en plus il est vegan ! Dommage qu’il soit asexuel… »

Chasse au trésor

En revanche, avouer lors d’une séance de torture corporate (on appelle ça l’entretien annuel d’évaluation) que votre quotidien professionnel reste en partie « Pikachu-oriented » vous fera assurément passer pour un dangereux fumiste. Et pourtant : n’est-il pas urgent de réévaluer ces deux postures ? Etre « Pikachu-oriented », n’est-ce pas réactiver, dans le cadre souvent morne et austère du bureau, le merveilleux désintéressé de l’enfance ? L’esprit véritable de la chasse au trésor ? Même si l’on sait que c’est pour s’amuser, cultiver l’hypothèse qu’un petit animal facétieux aux oreilles pointues puisse se cacher derrière la ­machine à café nous paraît finalement être une attitude plutôt saine, bien qu’un poil improductive.

Mais se conditionner pour restreindre sa vision de la licorne à un gros tas de fric sur pattes semble beaucoup plus inquiétant, masquant, derrière une façade terminologique chatoyante, une vision totalement asséchée de l’existence. Simple stratégie pour attirer à soi les ressources, cette approche « licorne-centric », lorsqu’elle est revendiquée haut et fort, laisse entendre que le vulgaire aspirateur à cash que vous tenez entre les mains est susceptible de se transformer en jument à corne. Avouez qu’en termes de promesse, même les vendeurs d’épluche-légumes magiques que l’on croise sur les marchés n’osent pas aller aussi loin.

Les Coquettes - La licorne
Durée : 03:41