Le 28 avril 2016, dans les décombres de l’hôpital Al-Qods, après un bombardement aérien. | KARAM AL-MASRI / AFP

Attaques, meurtres, emprisonnements, enlèvements et actes de torture… L’année 2016 a été celle de tous les dangers pour les personnels soignants en Syrie, pays qui vient d’entrer dans sa septième année de conflit. Une étude de l’université américaine de Beyrouth publiée le 15 mars dans la revue hebdomadaire scientifique britannique The Lancet est venue étayer les observations sur le terrain de différentes ONG, dénonçant l’instrumentalisation de la santé comme arme de guerre.

Selon ce rapport, 814 soignants ont été tués dans les hôpitaux ou centres de santé, et au moins la moitié des praticiens syriens – plus de 15 000 personnes – ont fui le pays entre 2001 et 2015. Le nombre d’attaques contre des établissements sanitaires est passé de 91 en 2012 à 199 en 2016, et 94 % d’entre elles ont été menées « par le gouvernement syrien et ses alliés, y compris la Russie ». Triste record, l’hôpital Kafr Zita Cave à Hama dans le centre de la Syrie a été bombardé 33 fois depuis 2014, dont six depuis début 2017. Et l’hôpital souterrain M10 situé dans la partie orientale d’Alep a, lui, été attaqué à 19 fois en trois ans avant d’être complètement détruit en octobre 2016.

« Etre soignant, c’est être suspect »

Le Dr Jean-François Corty, directeur des opérations internationales pour Médecins du monde, a également constaté l’anéantissement du système médical et la persécution des personnels de santé. « Etre soignant, c’est être suspect, résume-t-il. La pression psychologique est énorme. On est une cible au même titre qu’un militaire, on peut être arrêté, dénoncé et bombardé, quotidiennement sur son lieu de travail. Le droit humanitaire n’est absolument pas appliqué. »

Six unités médicales que l’organisation soutient en Syrie ont été ciblées en 2016, causant la mort de 53 patients et de 15 travailleurs de la santé, selon Théophile Renard, chargé de plaidoyer pour Médecins du monde en Syrie. Moins de la moitié des centres de santé et hôpitaux existant avant le début du conflit sont aujourd’hui pleinement opérationnels dans le pays. Les structures encore debout font face à des coupures de courant récurrentes, et seules 12 % d’entre elles possèdent des générateurs de secours permettant d’assurer un service minimum. Par ailleurs, les kits chirurgicaux, produits sanguins, antibiotiques ou anesthésiques ont été confisqués dans 67 des 99 convois humanitaires (hors convois UNRWA) ayant atteint les zones assiégées en 2016.

Moins de la moitié des centres de santé et hôpitaux existant avant le début du conflit sont aujourd’hui pleinement opérationnels dans le pays

L’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM), créée en 2012, envoie régulièrement des médecins sur le terrain. « Le ciblage des soignants s’explique par le fait qu’ils sont des témoins neutres et plus crédibles que des manifestants ou des opposants au régime. Ils sont les mieux placés pour confirmer les exactions », souligne le docteur Ziad Alissa, anesthésiste-réanimateur installé en France depuis la fin des années 1990, et président de l’UOSSM. Il raconte comment deux jeunes médecins qui transportaient des pansements dans leur sac ont été brûlés vifs, comment on en a tellement torturé un autre qu’il n’a été identifié que grâce à ses prothèses dentaires.

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« Il faudra des années pour reconstruire le système de santé et des hôpitaux publics, qui était gratuit, poursuit le médecin. Une génération de soignants a déjà été sacrifiée en Syrie puisque les premières arrestations de collègues remontent à 2012. » Il reste surtout des généralistes et des étudiants qui n’ont pas terminé leur formation. « Ils travaillent dans les conditions des années 1960 ou 1970, a constaté Ziad Alissa. Ils amputent parce qu’il n’y a plus de blocs opératoires ni de chirurgiens ; ils pratiquent des hystérectomies [ablation de l’utérus] chez de jeunes femmes souffrant d’hémorragie après des accouchements, parce qu’il n’y a plus d’obstétriciens. »

Sur place, l’UOSSM a mis en place cinq programmes dont un consacré à la formation du personnel médical : mises à niveaux pour les médecins, directeurs et personnels administratifs d’hôpitaux, cours de secourisme aux civils… « Ceux qui ne sont pas partis incarnent l’espoir, dit Ziad Alissa. On a créé un centre dans un lieu proche de la frontière turque qui a déjà été bombardé, et est donc moins susceptible d’être ciblé. On peut y accueillir 60 personnes. » Un autre centre a été créé dans le sud de la Syrie, où les cours sont dispensés par Skype.

Mépris du droit humanitaire

« Depuis deux ans, on organise également des examens écrits, oraux et pratiques pour les internes dont le cursus a été interrompu mais qui exercent, de fait », explique le médecin. Pour chaque spécialité, un comité composé de praticiens issus de la diaspora syrienne examine les CV et délivre des diplômes dont Ziad Alissa espère qu’ils « seront un jour reconnus dans tout le pays ». « On fait le maximum pour donner un statut à ces internes qui sont désavantagés par rapport à ceux des zones contrôlées par le régime, poursuit-il. Nous les soutenons en abritant leurs familles en Turquie pour lesquelles nous réglons loyers et scolarités des enfants. Et quand un médecin est tué, on prend aussi en charge sa famille en Turquie. »

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Le système de santé est tout aussi proche de l’effondrement au Yémen, frappé depuis exactement deux ans par l’offensive armée d’une coalition de pays menée par l’Arabie saoudite. Malnutrition aiguë, risque de famine, choléra…

Les ONG y dénoncent le mépris du droit humanitaire international par les belligérants, notamment la coalition arabe accusée de bombarder des hôpitaux de ce pays de 26 millions d’habitants, déjà le plus pauvre de la péninsule Arabique avant ce conflit responsable de plus de 7 500 morts et 40 000 blessés, selon l’ONU.

Toutefois, selon le Dr Mego Terzian, président de Médecins sans frontières, il n’est pas certain que la situation des personnels de santé soit plus dramatique en Syrie ou au Yémen que lors de conflits antérieurs. « En Afghanistan ou en Tchétchénie, les collègues se faisaient tirer dessus tout le temps, et au Rwanda, on a compté au moins 200 morts dans nos rangs, mais on ne communiquait pas forcément sur les atteintes faites au personnel médical », rappelle-t-il. Le médecin préfère mettre en exergue le terrain gagné par les ONG dans les zones de conflits. « Chez MSF, nous sommes aujourd’hui 33 000 contre 6 000 il y a trente ans. »