La station de pompage de l’oléoduc Keystone, à Steele City dans le Nebraska. | Lane Hickenbottom / Reuters

Une étude scientifique, publiée le 24 avril dans la revue de l’Académie américaine des sciences, met dans l’embarras les exploitants de sables bitumineux au Canada. Réalisée par des experts du ministère fédéral de l’environnement et du changement climatique, elle démontre que les estimations de l’industrie sur les émissions de composés organiques volatiles sont largement sous-évaluées.

L’équipe de Shao-Meng Li a comparé les estimations de l’industrie – faites en extrapolant à partir d’autres pollutions industrielles – avec ses propres mesures, prises directement dans l’atmosphère, à bord d’un avion volant à différentes altitudes au-dessus de sites d’exploitation de sables bitumineux. Les taux étaient deux à quatre fois et demie plus élevés.

De quoi renforcer les arguments des opposants à la croissance de production de l’or noir canadien, facilitée par le feu vert donné fin mars par le président américain, Donald Trump, au controversé projet d’oléoduc Keystone XL.

Prudence

La résurrection du projet Keystone XL, de TransCanada, pour connecter l’Alberta au golfe du Mexique, avec 1 900 km de nouvelle canalisation et une capacité de transport de plus de 800 000 barils par jour, a certes été accueillie avec soulagement par les compagnies pétrolières canadiennes mais aussi avec prudence. Les conditions posées à TransCanada pour bonifier son projet au profit de l’intérêt national américain, les permis à obtenir au Nebraska, au Montana, au Dakota du Sud et à l’Office national de l’énergie au Canada vont en effet allonger les délais. En plus du recours en justice de six organisations écologistes américaines contre le permis de M. Trump, 120 groupes autochtones des deux côtés de la frontière font front commun contre le projet de 8 milliards de dollars américains (7,3 milliards d’euros). Les environnementalistes canadiens ne décolèrent pas non plus, estimant que le projet va à l’encontre des objectifs de l’accord de Paris sur le climat.

L’industrie elle-même accuse le coup de la chute des prix du brut, avec ralentissement de production, perte de revenus et d’un quart de sa main-d’œuvre depuis 2015 et plusieurs gros joueurs du secteur des sables bitumineux, dont Shell en mars, s’en retirent. La hausse attendue des prix, à près de 60 dollars le baril d’ici à la fin 2018, pourrait changer la donne, mais la construction d’oléoducs est cruciale pour cette industrie aux visées planétaires.

Manifestation contre le projet d’oléoduc | SAUL LOEB / AFP

Keystone XL n’est pas le seul projet qu’elle pousse depuis des années. Fin 2016, elle a obtenu l’accord sous conditions d’Ottawa pour remplacer 1 660 km de la Ligne 3 d’Enbridge, entre Edmonton (Alberta) et le Dakota du Nord, ainsi que pour l’expansion du TransMountain de Kinder Morgan entre Edmonton et Burnaby (Colombie-Britannique), ouvrant la voie vers l’Asie et la Californie. Son projet Energie Est (4 500 km), pour une nouvelle fenêtre sur l’est du Canada, l’Europe, l’Afrique et l’Asie, avance, lui, lentement mais demeure une priorité pour diversifier ses marchés.

« Urgence »

Le Canada produit 4 millions de barils de pétrole par jour, dont 75 % pour les Etats-Unis, « notre premier client mais aussi notre premier concurrent », observe Tim McMillan, PDG de l’Association canadienne des producteurs de pétrole et de gaz naturel. La production américaine est en forte hausse et les exportations vers le Canada également. Keystone XL offrirait une voie royale pour écouler plus de pétrole vers le sud, mais les compagnies canadiennes veulent aussi profiter de la manne d’une hausse de la demande mondiale en énergie, dont un quart en pétrole. L’Agence internationale de l’énergie l’estime à 31 % d’ici à 2040, rappelle M. McMillan. L’Inde et la Chine vont devenir les premiers importateurs de pétrole, avec une augmentation de la demande de plus de 11 millions de barils par jour d’ici à 2040. Or, constate-t-il, le Canada exporte « zéro baril » sur ces deux marchés.

Avec les troisièmes plus importantes réserves de pétrole au monde, derrière l’Arabie saoudite et le Venezuela, le pays aspire à devenir l’un des premiers fournisseurs mondiaux d’énergie. Condition : sortir du carcan actuel de la congestion de ses infrastructures de transport. Une « urgence », clame M. McMillan. Les oléoducs canadiens fonctionnent presque à pleine capacité et le secteur pétrolier vise une production de 850 000 barils de plus par jour d’ici à 2021, puis encore 700 000 barils de plus entre 2021 et 2030, en majorité dans les sables bitumineux.

En plus de rencontrer de fortes oppositions locales à ses projets d’oléoducs, l’industrie doit cependant se plier à de nouvelles règles. Le gouvernement canadien a annoncé pour 2018 l’instauration d’une taxe carbone nationale. L’Alberta dispose, depuis le 1er janvier, de sa propre taxe carbone et d’un plafond de 100 mégatonnes par an pour les émissions du secteur des sables bitumineux, lesquelles atteignent déjà 70 mégatonnes par an.

Les compagnies pétrolières insistent toujours de leur côté sur leur faible responsabilité dans les émissions nationales de gaz à effet de serre, avec un nouvel axe de promotion : celle d’un « baril de pétrole carboneutre ». M. McMillan rappelle que les sables bitumineux comptent pour 9,3 % des émissions de GES au Canada, soit 0,18 % au niveau mondial, alors que d’autres calculent que la hausse de la production de pétrole fera grimper à 31 % d’ici à 2030 la part du secteur pétrole-gaz dans les émissions canadiennes.

« Baril carboneutre »

L’industrie montre tout de même un intérêt nouveau à innover pour rendre sa production plus propre et en faire « un avantage compétitif à long terme ». M. McMillan admet que le monde évolue vers une économie « faible en carbone » et que le temps est venu de trouver comment « extraire le carbone du baril » et produire un « baril carboneutre de pétrole issu des sables bitumineux ».

Le train est selon lui bien en marche, notamment grâce au COSIA, un regroupement des 13 principales compagnies œuvrant dans les sables bitumineux qui a pour mandat de promouvoir l’innovation pour réduire leurs émissions de GES. Ils ont déjà investi plus de 1,3 milliard de dollars et mis en commun 936 technologies et innovations mais cette « vitrine » verte a peu de chance de faire passer la pilule d’une forte croissance de la production d’or noir auprès de ceux qui la dénoncent.