Asli Erdogan : « Rien ne compensera jamais un jour de prison »
Asli Erdogan : « Rien ne compensera jamais un jour de prison »
Propos recueillis par Annick Cojean
Pour avoir critiqué le gouvernement de son pays, la romancière turque a été incarcérée 136 jours. Son procès doit se tenir le 22 juin. Elle risque la réclusion à perpétuité.
Asli Erdogan, le 8 février à Istanbul. | OZAN KOSE / AFP
La romancière turque Asli Erdogan, 50 ans, porte encore les stigmates de sa détention, la mine fatiguée, le teint brouillé, enchaînant fiévreusement des cigarettes. Mais elle est là, dans un petit appartement d’Istanbul, silhouette gracile, sourire timide et douloureux, en liberté provisoire jusqu’au 22 juin, date à laquelle se tiendra l’audience du tribunal qui statuera sur son sort.
Accusée d’atteinte à l’unité de l’Etat, elle risque la prison à vie. Pour Le Monde, l’écrivaine turque la plus lue et connue à l’étranger, revient sur un parcours difficile dans un pays où la liberté d’expression se pratique désormais à très haut risque.
Je ne serais pas arrivée là si…
Si je n’avais pas été plongée, depuis ma plus tendre enfance, dans un univers de violence et de peur. A 4 ans, je connaissais la signification des mots « torture », « prison », « communisme ».
Mon père était un fervent militant, ancien leader du syndicat étudiant de son université dans les années 1960, habité par la politique. Et mon premier souvenir est celui de la frayeur qui m’a étreinte ce jour de 1971 lorsque j’ai vu un camion militaire se garer devant notre immeuble et des dizaines de soldats en sortir pour s’engouffrer dans notre appartement et arrêter mon père, devant ma mère en larmes.
Il a été relâché quelques heures plus tard, car ils recherchaient en fait notre voisin qui avait réussi à fuir. Mais j’en ai fait des cauchemars jusqu’à l’âge de 20 ans. Des cauchemars de fuite, d’arrestation, de torture. Je courrais, courrais, courrais, et on me rattrapait toujours. Chaque friction avec la police me ramène à cette peur initiale.
Vos parents n’étaient-ils pas rassurants ?
Oh non ! Pour échapper à la police, mon père avait astucieusement rejoint l’armée pour un service militaire qu’il a longtemps différé. Il en est revenu transformé : paranoïaque, extrêmement violent.
Je crois qu’une arrestation aurait été préférable à cette attente fiévreuse et angoissée dans laquelle il nous faisait vivre, ma mère et moi. Il ramenait des armes à la maison et retournait contre nous ce que l’Etat lui faisait subir : la peur de la violence.
Il me disait : « Je vais tuer ta mère » et je m’interposais pour la défendre contre cet homme immense, armé d’un fusil ou d’un couteau. Je ne pense pas qu’il ait eu l’intention de la tuer. Il n’a jamais frappé d’autres femmes. Mais pour une petite fille excessivement sensible, fragile et émotive comme je l’étais, sa cruauté et cette violence ont été traumatisantes.
Venaient-ils du même milieu ?
Non. Ma mère était issue d’une famille d’intellectuels de Thessalonique. Sa mère était une poétesse, elle-même jouait du violon. Elle avait fait des études d’économie et le tour de la Turquie en auto-stop dans les années 1960. Vous imaginez ? Ce serait impossible aujourd’hui !
Lui était d’origine circassienne (la Circassie est située au nord du Caucase), et portait dans ses tripes l’histoire d’un peuple déraciné qui avait connu massacres et génocide. Sa famille, très pauvre, avait perdu toutes ses terres dans les années 1920 et il s’était accroché à ses études avec la rage et la rugosité des gens de montagne, d’abord à l’Académie militaire puis à la faculté d’ingénieur.
Rien ne lui avait été donné facilement, il avait dû tout arracher, en ne comptant que sur sa prodigieuse intelligence. Je crois qu’il a passionnément aimé ma mère, mais leur mariage improbable était voué à la tragédie. Ils ont fini par divorcer quand j’avais 18 ans.
J’ai dû témoigner contre mon père, dont j’étais pourtant curieusement plus proche, ma mère n’ayant jamais représenté une figure maternelle. Ensuite, chacun des deux a reconstruit une vie. Mon père a eu trois mariages, ma mère deux. Ils sont devenus amis. Je suis la seule qui n’ai jamais guéri.
La littérature a-t-elle constitué très tôt un refuge ?
Oui. Ce fut mon premier asile. J’ai appris à lire et à écrire toute seule, à 4 ans. On m’a diagnostiquée « surdouée » avec un Q.I. très élevé dont mon père était fier. Mais j’éprouvais certains troubles sur le plan émotionnel ; j’étais introvertie, incapable d’aller vers les autres et de me faire des amis. Je passais des journées à lire, entre fantasmes et imagination.
Je me suis mise à écrire secrètement des poèmes. Hélas, alors que j’avais 10 ans, ma grand-mère en a envoyé quelques-uns, à mon insu, à une petite revue d’Istanbul qui les a publiés. J’en ai été bouleversée. Tout le monde en parlait, j’avais honte, je me sentais mal, je n’étais pas prête. J’ai stoppé net mes travaux d’écriture.
Vous décrivez l’année 1977, celle de vos 10 ans, comme celle d’un carrefour essentiel.
C’est l’année où j’ai passé le difficile concours d’entrée au Robert College d’Istanbul, la meilleure école de Turquie. J’ai été reçue sixième et c’était une chance extraordinaire pour une enfant issue, comme moi, de la classe moyenne.
Mais voilà : à peine connus les résultats, j’ai fait une tentative de suicide en avalant des somnifères. Je me rappelle encore la jouissance du sentiment de la mort imminente. Le chagrin s’en allait. L’angoisse disparaissait. C’était incroyablement libérateur !
Ce fut évidemment un choc pour mes parents qui comprenaient pour la première fois à quel point leur violence me détruisait. Pendant près d’un mois tout le monde a donc été d’une grande douceur avec moi. Et puis ils ont recommencé à s’engueuler. Et moi, à nourrir des obsessions morbides.
Le deuxième mois après mon accession au Robert College, j’ai été victime d’une agression sexuelle. Et à ce nouveau traumatisme, s’est rajouté celui de la culpabilité car mon père a réuni la famille, provoqué un immense scandale – contrairement au College qui a délicatement géré l’affaire – avant de m’annoncer, vengeur, que le coupable avait été torturé par la police avant d’être relâché. Plus que jamais j’ai porté sur la vie un regard tragique.
Comment conceviez-vous l’avenir ?
Aucun rêve. Pas d’ambition. J’étais plus jeune que toutes mes camarades de classe et, physiquement comme mentalement, je suis longtemps restée une enfant alors qu’elles devenaient des femmes.
J’étais pauvre, maigre, très timide, encombré de ce Q.I. supérieur qui me mettait toujours à la première place et me faisait honte, moi qui détestais attirer l’attention. C’est d’ailleurs encore le cas. Je suis malheureuse dans la lumière. Dès que tout va trop bien, je me débrouille pour trébucher.
Curieusement, vous vous êtes orientée vers les sciences.
Le système scolaire turc dirige systématiquement les meilleurs élèves vers les métiers de médecin ou d’ingénieur. Malgré ma passion pour la littérature, j’ai donc passé mon diplôme d’ingénieur avant de me réorienter vers la physique.
Mais deux chocs sont survenus coup sur coup après le divorce de mes parents : mon exclusion temporaire de l’école de physique après un différend avec un professeur et un problème physique m’empêchant de danser un solo pour lequel je m’entraînais depuis très longtemps en cachette de mon père.
Alors à 22 ans, j’ai à nouveau fait une tentative de suicide, bien planifiée cette fois, et dont on a cru que je ne sortirai pas. L’instinct de survie a finalement triomphé. A l’instant ultime où je me suis sentie glisser dans la mort, j’ai hurlé au docteur « sauvez-moi ! » Et je me suis battue en décidant d’accepter la vie, avec tout son lot de souffrances. C’est un moment charnière de mon existence. Plus jamais, je n’ai tenté de me suicider.
Et vous avez repris vos études ?
Oui, mais j’ai aussi écrit ma première fiction, basée sur ce suicide. Je l’ai envoyé à un grand concours réservé aux œuvres inédites et j’ai gagné un prix. Mais je n’ai pas voulu que cette histoire soit publiée. Trop sordide. Trop amère. Et je suis allée au Centre européen de recherches nucléaires (CERN), près de Genève, travailler sur les particules de haute énergie.
Heureuse de quitter Istanbul ?
O combien ! Quitter enfin cette famille et ce pays oppressants ! Enfin vivre en liberté ! Disons une certaine liberté. Mais ce fut loin d’être le bonheur attendu.
J’espérais discuter de Higgs, d’Einstein et de la formation de l’univers. L’équipe de chercheurs – que des hommes, brillants, passionnés, graines de prix Nobel… et machistes – était trop engluée dans des luttes de pouvoir, d’ambition, de carrière. Pas le temps pour la gentillesse ou l’amitié.
On travaillait quatorze heures par jour. Et pour ne pas devenir folle dans cette solitude effarante, j’écrivais de 1 heure à 5 heures du matin. Ce fut mon premier recueil de nouvelles, Mandarin mystérieux, que je n’ai fait publier que cinq ans plus tard en Turquie. Je portais en moi l’énergie d’un tigre en cage, le cerveau dans une étrange ébullition. Tout cela était excessif. J’ai découvert plus tard qu’il s’agissait d’un syndrome maniaco-dépressif.
Est-ce au retour d’Istanbul que vous entrez enfin en littérature ?
Je mène d’abord une double vie. Physicienne dans la journée, à l’université où j’avais fini ma thèse. Et la nuit, amoureuse d’un Africain rencontré dans un bar de reggae et vivant dans le ghetto.
Je découvre alors le racisme des Turcs, leur haine, leur agressivité et leur mépris à la vue d’un couple mixte. Et bien sûr l’extrême violence de la police à l’égard de cette communauté d’immigrés clandestins, harcelés, ostracisés, persécutés, foutus en taule ou raflés un jour pour être transportés dans un camp à la frontière syrienne. C’était infernal.
J’ai essayé d’écrire un article sur le sujet. En vain. Je ne faisais que mettre mon ami en danger. Mes cauchemars de police et de torture ont repris. Je me suis sentie suivie. Ma relation amoureuse s’est tendue. Il fallait que je quitte la Turquie. Un ami physicien m’a trouvé un poste au Brésil.
Et vous laissez définitivement tomber la physique.
Ce grand rêve, construit sur tant d’années de travail, venait de se dessécher. C’était fini, comme peut l’être un mariage. Et il n’y avait rien à regretter. Je voulais écrire.
Mes deux ans à Rio, là encore dans un univers tourmenté, morbide, étouffant, violent, ont nourri un livre (La ville dont la cape est rouge) que je n’ai rédigé qu’à mon retour en Turquie. Sur place, je n’ai pas écrit une ligne, vivant très pauvrement, et y risquant plusieurs fois ma vie. Et puis j’ai rencontré un homme, un Américain qui est tombé amoureux de moi. Quand je me suis décidée à rentrer dans mon pays, il m’y a rejoint et nous nous sommes mariés.
Cette fois, vous étiez écrivain.
J’ai été très malade en rentrant, j’ai perdu du poids, on m’a accusée d’être anorexique, je m’évanouissais fréquemment. J’avais en fait une tumeur à l’hypophyse. Mais pendant huit mois, j’ai plongé comme une folle dans l’écriture de mon livre brésilien, écrivant fiévreusement la nuit, remarquant à peine que mon mari me quittait.
Et ma vie a soudain trouvé tout son sens. Je dépassais les souffrances et le chaos des événements récents. La petite fille de 10 ans qui, en essayant de se tuer, voulait expérimenter le fait d’être mortel et la femme de 30 ans, qui s’était pris tant de coups, se trouvaient tout à coup réunies. Pour la première fois de ma vie, je me sentais complète.
Et c’est à l’écriture que je devais ça. Une sensation de plénitude fantastique. Précaire bien sûr. Mais sans prix. Et sans équivalent. Toutes mes blessures trouvaient leur justification et arrêtaient de saigner.
Je me demande si, après ma récente expérience de la prison où l’on m’a fait payer le prix fort pour mes écrits, je retrouverai un jour cet état de grâce.
Ces écrits qui vous ont attiré la haine du pouvoir, ce sont surtout les chroniques publiées dans des journaux – « Radikal » puis le quotidien kurde « Özgür Gündem » – où vous n’avez pas craint d’aborder les sujets les plus tabous en Turquie comme les viols de jeunes kurdes par les paramilitaires turcs, le génocide arménien, la torture dans les prisons d’Etat, la grève de la faim des prisonniers politiques…
Quand on m’a proposé en 1996 d’écrire pour Radikal où travaillaient beaucoup d’intellectuels, je me suis dit que cela m’aiderait à me sortir de mon enfer narcissique et me forcerait à m’intéresser à la société turque. Il fallait aussi que je gagne ma vie.
Et puis les sujets m’ont happée les uns après les autres. Tant de tragédies ! Comment pourrions-nous les taire ? Il faut faire entendre la voix des victimes. Il faut trouver les mots et les procédés littéraires les plus à même de toucher les lecteurs qui n’ont pas envie d’être confrontés au drame ou à la violence.
Il faut ! Il faut ! Le langage journalistique n’est pas suffisant. Le recours à l’art et à la littérature est indispensable. J’ai travaillé comme une dingue. Je vérifiais mille fois chaque chose. Tous les faits que j’évoquais étaient rigoureusement exacts, d’ailleurs il n’y a jamais eu la moindre plainte.
Mais qu’on n’exige pas de moi une objectivité qui consisterait à mettre sur le même plan la victime et son bourreau. Ce serait une honte ! Quand on observe un homme battre une femme, l’objectivité consiste à soutenir la femme. Et quand on apprend l’horreur du massacre de civils kurdes brûlés vifs par les militaires dans la ville de Cizre en mars 2015 – une petite fille raconte : « ils m’ont tendu un sac en plastique de 5 kg plein de cendres et d’os en me disant : c’est ton père » – l’objectivité consiste à donner la parole aux survivants.
Mais les ennuis se sont alors accumulés.
Une succession d’ennuis personnels, en parallèle avec une surveillance policière jamais relâchée. Un ancien compagnon a publié, en 2003, un livre vengeur et infamant, me décrivant comme une femme sans scrupule et sans morale, croqueuse d’hommes et de femmes, voleuse de maris. Les journaux populaires en ont fait leurs gros titres, ruinant ma crédibilité qui était mon bien le plus précieux. Je ne pouvais plus sortir. Ce fut une blessure horrible, et une sorte de mort sociale.
Puis en 2008, alors qu’on me réclamait dans plusieurs pays où mes livres étaient traduits, et que j’entamais mon livre sur la torture – Le bâtiment de pierre – j’ai risqué la paralysie avec quatre hernies qu’on m’a découvertes dans le cou. On m’a opérée d’urgence, mis une prothèse, et ma vie a radicalement changé. Fini la danse que je n’ai jamais cessé de pratiquer chez moi, même dans les périodes de dépression. Fini toute activité physique. Fini ma vie de femme…
Enfin, j’ai découvert que ma meilleure amie était une informatrice de la police, qu’elle avait placé en 2013 des mouchards dans mon ordinateur et des documents sur le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui, s’ils avaient été découverts, auraient constitué une charge écrasante contre moi. Elle a ensuite été retrouvée morte dans des circonstances inexpliquées. Cette nouvelle trahison m’a torpillée.
Un mois après la tentative de coup d’Etat contre le président Recep Tayyip Erdogan le 15 juillet 2016, est arrivé, le 16 août, ce que vous redoutiez finalement depuis cette journée traumatisante de vos 4 ans.
J’étais au lit, par une journée très chaude. Il y a eu un coup de sonnette. J’ai crié : Qui est là ? « Ouvrez, c’est la police ! » J’ai dit : laissez-moi m’habiller. « Ouvrez ou nous enfonçons la porte. » Ils commençaient à le faire et j’ai dû ouvrir, en tee-shirt et jambes nues.
Un homme cagoulé en gilet pare-balles a pointé sur ma poitrine une arme automatique. Trente autres ont débarqué en moins d’une minute et fouillé de fond en comble mon appartement pendant sept heures. Puis ils m’ont entraînée dans la nuit au poste de police, enfermée pendant trois jours dans une sorte de cage avec trois autres femmes avant de me faire comparaître devant un procureur.
Une foule m’attendait dehors, avec ma mère. Mes avocats étaient là, optimistes : « Vous serez libre d’ici un quart d’heure » Et puis tout s’est enrayé. On a dû patienter. J’ai senti un problème. Et quand le procureur a fini par tendre le document attendu, un avocat a hurlé. J’ai dit : Que se passe-t-il ? « Vous êtes placée en détention. »
Par chance, personne ne m’a dit ce que recouvrait l’article 302 du code pénal sur lequel se fondait la décision : destruction de l’unité de l’Etat. Le crime le plus grave selon la loi turque. Passible de la peine capitale.
Elle n’existe plus en Turquie depuis 2004.
Elle va être rétablie. Le président Erdogan l’a annoncé après le référendum. En attendant, c’est la réclusion à perpétuité. On a laissé ma mère m’enlacer. Elle était hagarde, le visage ravagé. « Est-ce qu’ils t’ont torturée ? » Dehors, alors qu’une voiture de police m’emportait, une foule d’écrivains et de journalistes a crié très fort : « Asli Erdogan n’est pas seule ». Et je leur ai fait un grand signe.
Combien de temps êtes-vous restée en prison ?
136 jours. D’abord à l’isolement puis dans l’aile des prisonnières politiques du PKK. J’entendais les cris et les bagarres provenant d’autres ailes de la prison. Mais chez nous, c’était très discipliné et solidaire. Les femmes étudiaient et discutaient entre elles tandis que j’étais dans ma cellule. Il faisait constamment froid.
Au départ j’étais sous le choc, ce qui est un bon anesthésiant. Puis j’ai essayé d’occuper mon esprit en faisant des sudokus. Je ne lisais pas, ou peu, de littérature. Trop beau pour la prison. Je ne pouvais surtout pas croire ce qui m’arrivait.
C’était injuste, révoltant, incohérent et illogique au regard du droit. Il n’y avait aucune preuve contre moi. Rien ! Et l’on me chargeait comme si j’étais la fondatrice du PKK, alors que je ne suis pas Kurde, ne parle pas le kurde, n’ai aucune expérience politique ou militaire, et ne suis qu’une écrivaine. C’est un abus de pouvoir et un crime ! Si la Turquie était une démocratie normale, le procureur qui m’a fait arrêter devrait lui-même comparaître devant la justice. Pourquoi moi, me répétais-je ? Pourquoi cette haine contre moi ?
Avez-vous maintenant une explication ?
C’est avant tout un acte de terreur à l’encontre des intellectuels. J’étais un symbole, et une proie d’autant plus facile que je ne fais partie d’aucune organisation et que je suis une femme. J’ai été relâchée le 29 décembre 2016 sans être disculpée et avec l’interdiction de voyager, malgré les prix et les invitations à l’étranger. Je reste donc à la merci de ce pouvoir qui arrête à tour de bras et se fiche bien du droit.
Qu’allez-vous faire ? Cette expérience traumatisante de la prison conforte-t-elle votre envie de témoigner des atteintes aux droits humains. Ou vous incite-t-elle à penser en priorité à vous sauver vous-même ?
Ah ! J’oscille en permanence entre ces deux pôles. Un jour, je me réveille en pensant : je n’en ai rien à faire de la Turquie, des Kurdes, et des victimes. Je veux être écrivaine, ou ingénieure, trouver une famille, laisser tomber l’horreur.
Et le lendemain, je pense que je n’ai pas le choix de rester silencieuse. Que je dois prendre la plume. Faire entendre les victimes. Que c’est une addiction. Que je suis une vraie écrivaine.
Avoir traversé toutes ces épreuves fait-il de vous quelqu’un de plus fort ?
Pas du tout. Quelque chose en vous meurt chaque fois. Quelque chose survit. Et la littérature est pour moi le seul moyen pour que les deux parties continuent de communiquer. Mais rien ne compensera jamais une heure de torture ou un jour de prison. Rien.
Les deux premiers mois après ma libération, je me réveillais plusieurs fois par nuit avec une terrible envie de vomir. Syndrome post-traumatique m’a-t-on dit. Je fais toutes les nuits des cauchemars et je vis sous médicaments.
Mais voyez-vous, je suis quand même heureuse d’avoir raté mes suicides à 10 ans puis à 22 ans. Ça valait le coup de vivre, malgré tout. Je ne peux toujours pas aimer la vie ou faire la paix avec elle, la condition humaine est décidément trop effroyable. Mais j’accepte désormais l’idée qu’il y a dans la vie quelque chose de sacré. Oui, de sacré.
Les ouvrages d’Asli Erdogan sont publiés chez Actes Sud. Le dernier est un recueil de ses chroniques paru sous le titre « Le silence même n’est plus à toi » (176 pages, 16,50 €)
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