De Calais à Marseille, l’errance d’une Américaine en terre française
De Calais à Marseille, l’errance d’une Américaine en terre française
M le magazine du Monde
Le pays qu’a sillonné la photographe Alessandra Sanguinetti pourrait bien être le nôtre. Châteaux, voitures qui brûlent, mini-tours Eiffel, gendarme en faction… Mais rien n’est tout à fait en place.
Le puzzle de Gwendoline, une habitante de Boulogne-sur-Mer, 2015. | ALESSANDRA SANGUINETTI
La photographe américaine Alessandra Sanguinetti ne parle pas un mot de français. Et avant de commencer son projet sur la France, elle n’avait du pays qu’une connaissance « très vague », reconnaît-elle. Dans sa tête, le souvenir de quelques voyages à Paris, des livres et des films qui se réfèrent davantage à un lointain passé qu’à aujourd’hui, « comme Marie Antoinette, de Sofia Coppola ! ». Les châteaux et la gastronomie, la tour Eiffel et les jardins tracés au cordeau… Plutôt que lutter contre ses propres stéréotypes ou les ignorer, la photographe a préféré « les écouter » et les intégrer dans ses images, en les confrontant aux réalités de la France contemporaine.
Son livre Le Gendarme sur la colline est ainsi une drôle de plongée en terre française où, malgré quelques indices familiers, on peine à reconnaître l’Hexagone dans cette contrée inédite et étrange, mi-enchantée mi-hantée. Les personnages sont souvent occupés à des actions mystérieuses, comme transporter des drapeaux tricolores à travers champs. Des lamas broutent à l’ombre d’une HLM. Une blondinette bien proprette secoue ses cheveux comme une rockeuse. La plupart des images semblent venir tout droit de contes de fées : les enfants omniprésents, les animaux qui surgissent là où on ne les attend pas, les châteaux en toile de fond. Il y a aussi des images qui pourraient figurer dans les journaux : la porte de l’auteur de l’attentat de Nice forcée par la police, une voiture qui brûle dans une cité. Mais les questions qu’elles soulèvent – identité, immigration, inégalités sociales – restent en suspens, juste effleurées. Et ces scènes deviennent plutôt les péripéties d’un conte sombre dont le texte aurait été perdu.
Les meilleures images dues au hasard
« J’ai puisé dans mon propre univers pour aborder la France », insiste la photographe, qui revendique cette approche toute subjective où les frontières du réel et du rêve ne sont pas tranchées. Une veine qu’Alessandra Sanguinetti pratique depuis longtemps : elle s’était fait connaître avec The Adventures of Guille and Belinda (non traduit, Éd. Nazraeli Press, 2010), une collaboration avec deux petites filles, en Argentine, que l’on voyait grandir à travers leurs jeux de rôles et leurs inventions fabuleuses.
Drôle de France
En France, la photographe s’est laissée aller à une errance, sans plan tracé : « Je savais juste que je voulais surtout des lieux sans histoire particulière. » Évitant d’abord Paris, elle est partie de Calais, « pour voir de mes yeux cet endroit où les gens sont dans une situation inextricable, incapables de rester ni de partir ». Puis est allée jusqu’à Marseille avant de remonter vers la capitale. Ses meilleures images, selon elle, ont été prises lorsque le hasard est venu contrecarrer ses plans. Fascinée par les Très Riches Heures du duc de Berry, manuscrit enluminé du XVe siècle que sa mère lui avait lu et relu enfant, elle a voulu le voir à Chantilly. Mais ce dernier, très fragile, n’y était alors pas exposé. En chemin, elle est tombée sur une course de chevaux : les jockeys et leurs animaux ont fini devant l’appareil, apportant une touche onirique supplémentaire.
À Boulogne-sur-Mer, elle a sympathisé avec Gwendoline, aux jambes douloureuses, qui l’a invitée dans son appartement rempli d’images de lieux où elle rêve d’aller. « Elle sait qu’elle ne s’y rendra jamais, à cause de sa santé. Son château, qui est un puzzle en même temps qu’un rêve, figure dans mon livre. » Car la France d’Alessandra Sanguinetti est souvent un monde d’artifice, de pacotille, où les symboles nationaux ont du plomb dans l’aile – les châteaux sont gardés par une barrière, la tour Eiffel est un souvenir vendu aux touristes. D’une image à l’autre, sur les sièges ou sur les murs, le velours rouge des théâtres ou des cirques revient sans arrêt, comme s’il incombait au spectateur de choisir ce qu’il veut croire et imaginer.
« Le Gendarme sur la colline », d’Alexandra Sanguinetti, Éditions Aperture (à paraître en août). Photographies réalisées dans le cadre du programme Immersion de la Fondation d’entreprise Hermès avec la Fondation Aperture.
Exposition à la galerie Aperture, New York, jusqu’au 29 juin.