« Les données des villes, un bien commun indissociable des bâtiments »
« Les données des villes, un bien commun indissociable des bâtiments »
Eric Cassar est ingénieur et architecte, fondateur du cabinet Arkhenspaces dont le projet « Habiter l’infini » a été lauréat du Grand Prix Le Monde Smart-cities 2017. Il appelle dans cette tribune à créer de nouveaux modèles de propriété pour les données numériques des bâtiments.
« Le développement de l’Internet s’apparente à l’arrivée de nouvelles dimensions. L’âge 1 avait accéléré nos échanges, avec les courriels, puis nous avait donné accès à un nombre croissant d’informations et de services. L’âge 2 a facilité les mises en relation des individus avec d’autres individus, avec les réseaux sociaux. L’âge 3, c’est la mise en relation continue des individus avec l’espace, à travers le smart-building ou la smart-city : un espace physique en relation étroite avec l’espace numérique grâce aux objets connectés fixes ou en mouvement, et la généralisation des capteurs dans nos villes.
Nos bâtiments vont donc traiter une quantité innombrable de données nouvelles qui produiront des informations clés sur le fonctionnement d’ensembles humains circonscrits à différentes échelles : le bâtiment, l’îlot, le quartier, la ville, le territoire. Des données liées aux environnements (consommations énergétiques, affluence, accès) mais aussi attachées à de nouveaux réseaux sociaux locaux.
La bonne exploitation de cette grande quantité d’informations permettra d’améliorer le fonctionnement et l’efficacité de ces ensembles, notamment en corrélant l’offre et la demande, en répartissant les besoins et les ressources, puis en anticipant. Elle pourra suggérer, initier ou favoriser les liens sociaux de proximité, et décupler les synergies locales.
Une matière brute d’une grande richesse
Le traitement de ces données doit respecter certains fondamentaux comme la préservation de l’intimité pour assurer le libre arbitre de chacun en protégeant ses données personnelles. Elles devront donc être correctement anonymisées et agrégées selon des règles strictes. Ceci pourrait passer par la mise en place de plusieurs actions de vigilance :
- L’inter-opérabilité des instruments et des systèmes divisés en trois couches : capteurs, infrastructure, cloud. Ce modèle est défendu par tout un ensemble d’acteurs de l’industrie du bâtiment et de l’informatique regroupés au sein de la SBA (Smart Building Alliance).
- L’exigence d’un accès à des données classées, organisées ou « taguées », des « smart-data ». De la même façon que pour lire un texte il faut connaître sa langue, un message doit aussi contenir en son sein un décodeur et la connaissance de l’environnement où il a été capté. Une donnée ne vaut rien en tant que telle. Il faut, pour pouvoir l’exploiter, connaître son unité, savoir où elle a été récupérée, par quel capteur etc. de manière à pouvoir déceler l’origine d’erreurs ou de dysfonctionnements.
- La sécurisation des accès et de la circulation des informations.
- Un droit à la déconnexion pour tout habitant ou citoyen.
- La mise en place de médiateurs humains entre les citoyens et le numérique. De nouveaux métiers à « valeur humaine ajoutée » émergeront : un concierge sera aussi community manager etc.
- La constitution et la régulation de tiers de confiance indépendants qui seront en charge du stockage de ces données et de leur ordonnancement.
Habitat : « En mutualisant les espaces, on peut favoriser le lien social »
Durée : 03:37
Créer de nouvelles formes juridiques
Une fois ces garanties intégrées, les « datas » deviendront une ressource à valeur croissante avec le temps, une matière brute d’une grande richesse pour toutes les entreprises désireuses de proposer de nouveaux services.
Enfin se pose la question de l’appartenance et de l’accessibilité des données. De mon point de vue, les « datas » produites dans un lieu et liées à cet environnement doivent être rattachées à ce lieu. Elles sont un bien commun, mais le bien commun d’un ensemble localisé. Les données captées à l’intérieur d’un smart-building appartiennent - après avoir été anonymisées et agrégées - au bâtiment.
Il conviendra donc de créer de nouvelles formes juridiques indissociables des « architectures physiques ». Les données créées viendront enrichir par agrégation l’avatar virtuel du bâtiment, sa maquette numérique ou BIM (Building information modeling).
Rattaché à l’architecture physique des bâtiments et des villes (routes, places, carrefours etc.), l’accès à ces données pourra être monnayé afin de financer le stockage et la gestion de ces données mais aussi plus largement l’entretien et la gestion des bâtiments et des villes.
Du bâtiment passif au bâtiment actif
Les bâtiments passeront de l’état d’entités passives qui coûtent, à des entités actives qui rapportent. Une bonne gestion des données pourra permettre à terme de réduire le coût d’exploitation et donc le coût global d’un immeuble. Le bâtiment deviendra actif au bénéfice de ses habitants. Il s’auto-entretiendra dans un cercle vertueux. Mais ce passage nécessitera de repenser le rôle de chacun des acteurs au sein de l’industrie du bâtiment.
Il en est de même à une autre échelle pour la smart-city. Les dispositifs mis en place permettront, outre une amélioration continuelle au bénéfice de ses utilisateurs, l’apparition de nouvelles ressources dont les bénéfices entraîneront une réduction des coûts nécessaires au fonctionnement de la cité.
L’accès payant aux données pourra être déterminé démocratiquement à l’échelle de l’ensemble concerné : bâtiment, îlot, ville. En effet, la mise en place de tels outils facilitera les consultations de tous les citoyens concernés, y compris les majorités silencieuses aujourd’hui absentes des débats publics. Ces nouveaux enjeux nécessitent que tous les acteurs s’y penchent collectivement en n’oubliant pas que les ville devront introduire et (ou) libérer des intelligences sociales, sensibles et imaginatives au côté des intelligences rationnelles. »
Eric Cassar, architecte, fondateur du cabinet Arkhenspaces dont le projet « Habiter l’infini » a été lauréat du Grand Prix Le Monde Smart-cities 2017.
Smart Cities : « Le Monde » décrypte les mutations urbaines
Le Monde a organisé vendredi 7 avril à Lyon une journée de débats sur le thème « Gouverner la ville autrement : les villes peuvent-elles réenchanter la démocratie ? ».
A cette occasion, Le Monde a récompensé avec ses partenaires les lauréats de la deuxième édition des Prix européens de l’innovation Le Monde-Smart Cities pour leurs projets innovants améliorant la vie urbaine.
Les lauréats des prix internationaux (hors Europe) seront annoncés le 2 juin à Singapour.
Retrouvez l’actualité des villes décryptée par les journalistes du Monde dans la rubrique « Smart cities » sur Lemonde.fr.