Najat Vallaud-Belkacem : « Face à l’obésité informationnelle, nous ne parvenons plus à distinguer le vrai du faux »
Najat Vallaud-Belkacem : « Face à l’obésité informationnelle, nous ne parvenons plus à distinguer le vrai du faux »
Propos recueillis par Laurent Telo
L’ancienne ministre revient sur les différentes rumeurs qui ont émaillé son passage à la tête de l’Education nationale.
Najat Vallaud-Belkacem, au ministère de l’éducation nationale, le 29 août 2016. | Julien Daniel / MYOP POUR LE MONDE
La candidate socialiste aux législatives dans la 6e circonscription du Rhône, à Villeurbanne, alerte sur la nécessité de combattre les fausses informations qui circulent sur le Web, les réseaux sociaux et certains médias. Elle vient de publier « La vie a plus d’imagination que toi » (Grasset, 180 p., 17 €).
Dans quelle époque vivons-nous ?
Dans une époque sans repères. Un moment de bascule. Pollué par la désinformation. Les rumeurs ou les légendes urbaines, ça a toujours existé. Mais pas au point qu’elles soient propagées de façon si massive et quasi érigées au rang d’informations irréfutables. Qu’un commentaire posté sur un forum revête la même valeur qu’un travail d’investigation… Face à l’obésité informationnelle, nous sommes trop souvent dans l’incapacité réelle et sérieuse de distinguer le vrai du faux, l’essentiel de l’accessoire. C’est devenu un grand enjeu de société. Un enjeu d’éducation majeur.
Vous y avez été directement confrontée, le 20 mai, sur le plateau d’« On n’est pas couché », quand Vanessa Burggraf a prétendu que vous aviez engagé une réforme de l’orthographe…
Oui, une réforme que je n’ai bien entendu jamais engagée. Je n’ai pas compris pourquoi cette journaliste avait relayé des « on dit ». D’autant que j’étais invitée dans cette émission pour parler de mon livre, dans lequel précisément il est beaucoup question de ce grand mal de notre société qu’est le règne des approximations et des contre-vérités.
Dans votre livre, vous incitez les médias et les politiques, deux secteurs décriés, à se remettre simultanément en question.
Après l’attentat contre Charlie Hebdo, en janvier 2015, j’ai créé une réserve citoyenne pour accueillir des citoyens de tous profils, désireux d’aider les enseignants à transmettre les valeurs de la République dans les écoles. Parler de lutte contre l’antisémitisme, de laïcité, de liberté d’expression. Parmi les 6 000 citoyens qui se sont inscrits, il y a eu beaucoup de journalistes. Ç’a été pour moi une bonne surprise. Ils avaient pris conscience que, si les médias et ce qu’ils écrivaient n’avaient pas bonne presse, si on se détournait d’eux, si l’on préférait se réfugier dans les théories du complot, cela devait les inciter à mieux faire connaître leur fonctionnement, la démarche d’investigation, de croisement et de vérification des sources… Ce faisant, j’ai été confrontée à la plus belle facette des journalistes qui venaient ainsi s’engager, sur leur temps libre, auprès des élèves et des enseignants pour recréer de la confiance. Même chose avec ceux qui s’échinent toute la journée à faire du fact-checking pour éclairer l’opinion. Et en même temps, force est de constater que, sur d’autres plateaux télévisés, dans d’autres journaux, c’est une tout autre facette que l’on voit, avec quelques journalistes ou commentateurs qui, par leur manque de rigueur, ruinent les efforts de leurs collègues.
En avez-vous parlé avec la production, après l’émission ?
J’étais évidemment très mécontente en sortant du plateau : je me suis tellement habituée à ce qui circule à mon sujet sur les réseaux sociaux que j’ai vu dans cet échange une pièce remise dans la machine à polluer, qui plus est à une heure de grande écoute. Je voyais à nouveau venir les procès en destruction de la civilisation qui me sont régulièrement faits sur le Web, cette fois-ci confortés et amplifiés par la légitimité que l’on accorde à la parole d’un journaliste. Oui j’ai eu une discussion avec la productrice de l’émission [Catherine Barma], pour lui dire que cette séquence était scandaleuse. Je lui ai demandé s’il était possible que Laurent Ruquier, en fin d’émission, précise qu’après vérification, sa journaliste s’était trompée… Rien n’a été fait. Visiblement, ça ne les a pas inquiétés outre mesure.
Quelles sont les « fake news » vous concernant qui vous ont le plus marquées ?
Des rumeurs, il y en a eu beaucoup. Il y a encore des gens qui croient que le programme d’apprentissage de l’égalité entre les filles et les garçons qu’on a voulu mettre en place dans les écoles était en fait une « théorie du genre » destinée à inciter les enfants à changer de sexe. Cela paraît fou, n’est-ce pas, mais c’est pourtant vrai. Il y a trois mois, la sévère condamnation par la justice de la responsable de cette diffamation hallucinante, Farida Belghoul [condamnée en appel à 8 000 euros pour complicité de diffamation] a à peine été relayée, si bien qu’elle est passée totalement inaperçue et que des gens croient encore que ses monstrueuses accusations étaient fondées.
Il y aura toujours sur les plateaux des Zemmour ou autres qui continueront à relayer ces horreurs, si bien que, dans la tête de beaucoup de gens, cela finit par exister. Même chose pour la fameuse rumeur de l’apprentissage obligatoire de l’arabe au CP. C’est une affabulation lancée par la fachosphère et récupérée à leur compte par des irresponsables politiques, Eric Ciotti (LR) en tête, qui, au lendemain de l’attentat de Nice, a dit devant les caméras : « Vous voyez bien, quand on a des gens comme Mme Vallaud-Belkacem, qui veulent qu’on apprenne l’arabe dès le CP »… Là encore, dans l’esprit de beaucoup de gens, si un homme politique le dit, ce doit être vrai… Est-il besoin de dire dans cette interview qu’il n’y a jamais eu ni théorie du genre ni arabe obligatoire au CP ?
Pourquoi n’attaquez-vous pas en justice ?
C’est très compliqué. La justice vous répond que l’expression d’une opinion ou encore l’interprétation de faits ne sont pas condamnables en soi. Ou encore, s’agissant des Tweet orduriers, qu’il est difficile de retrouver l’identité de la personne qui les a postés, etc. Et voilà comment des citoyens de bonne foi, qui ne peuvent pas passer leur temps à aller faire par eux-mêmes du fact-checking, tombent dans les mille et un panneaux tendus en permanence. Et voilà comment, pendant des semaines, une « réforme de l’orthographe » qui n’existe pas est le sujet le plus commenté dans les dîners en famille – ce sont les enquêtes d’opinion qui nous le révélaient à l’époque – sans que les multiples rectificatifs et droits de réponse que nous faisions dans la presse n’y changent rien. Evidemment, ça laisse des traces.
Ça vous refroidit, cette mode des réseaux sociaux ?
Non, c’est un combat de chaque instant. Je suis passée maître dans l’art de me battre. Je me bats sur le terrain, en politique, sur Internet et sur les réseaux sociaux parce que, que ça nous plaise ou non, ce sont des lieux où les gens vont piocher ce qu’ils pensent être de l’information. A nous, donc, de rendre ces lieux virtuels plus sûrs et de ne pas les livrer aux seuls fachos et faussaires. Les mauvaises expériences qui furent les miennes, je veux les mettre à profit pour penser sérieusement ce grand défi de nos sociétés modernes. On doit trouver des voies légales pour faire en sorte que nos jeunes ne soient pas piégés en permanence par ce phénomène. Je rappelle que c’est le même type de désinformation qui mène à l’embrigadement et à la radicalisation. L’idée, ce n’est pas de recréer l’ORTF, mais que la réflexion puisse être menée et adaptée aux enjeux et aux outils de notre monde. Est-ce que les autorités administratives indépendantes qui existent aujourd’hui sont suffisantes ? C’est un sujet à creuser à l’avenir, et qui m’intéresse.
Avez-vous songé à abandonner la politique ?
Moi ? Non ! Cette question, j’ai pu me la poser plus jeune, mais aujourd’hui, je considère que l’heure est grave. Et tous les choix politiques que je fais en ce moment, je les pense à l’aune de la gravité du moment : ne pas faire comme beaucoup et aller confortablement rejoindre En marche !, par exemple. Parce que ça revient à diluer des combats politiques cruciaux dans un consensus de façade qui n’a jamais fait progresser la société. Les convictions politiques, de gauche, de droite, ne sont pas suspectes, elles n’appartiennent pas à un « vieux monde » couleur sépia.