Au Kenya, une série d’attentats pourrait compromettre la réélection du président Kenyatta
Au Kenya, une série d’attentats pourrait compromettre la réélection du président Kenyatta
Par Bruno Meyerfeld (contributeur Le Monde Afrique, Nairobi)
Les attaques des Chabab dans le Nord-Est, à seulement deux mois des élections, rappelle le sombre bilan sécuritaire du chef de l’Etat sortant.
Ce sont des attentats sanglants dont on parle peu, voire pas du tout. Et pour cause, ils ont lieu dans le nord-est du Kenya, à la frontière de la Somalie : une zone instable, aride, reculée, à 800 km de Nairobi. Loin des radars des médias kényans et, a fortiori, étrangers.
Et pourtant, le bilan est lourd : au moins 30 personnes ont été tuées ces trois dernières semaines lors d’une série d’attentats provoqués par le groupe Al-Chabab, allié à Al-Qaida dans les comtés de la région du Nord-Est (Wajir, Garissa et Mandera) ainsi que celui de Lamu, sur la côte. La plus récente, mardi 6 juin, a coûté la vie à quatre travailleurs humanitaires, fauchés par une mine vraisemblablement posée par les Chabab, sur une route à proximité du camp de réfugié de Dadaab. Les 24 et 25 mai, ce sont 14 policiers qui ont été tués lors de trois attaques différentes menées à l’engin explosif. L’une d’elles ne visait rien de moins que le gouverneur de Mandera, sorti sain et sauf de l’explosion.
Possible baisse de la participation
La région est coutumière des attentats, perpétrés régulièrement par les Chabab dans l’indifférence quasi générale du reste du pays. « La frontière avec la Somalie est longue de plus de 700 km, au milieu du désert. Elle est particulièrement poreuse, relève Abdullahi Abdille, chercheur à l’International Crisis Group (ICG). Les Chabab contrôlent l’essentiel du Jubbaland, le territoire somalien situé de l’autre côté de la frontière. Il est très difficile pour le gouvernement kényan de les empêcher de passer au Kenya. »
Mais, à deux mois des élections générales, qui doivent se tenir le 8 août, les attaques récentes donnent des sueurs froides à Nairobi. Celles-ci pourraient en effet avoir une influence non négligeable sur le scrutin, estiment certains analystes. « Certains électeurs du Nord-Est pourraient prendre peur, renoncer à se rendre aux urnes à cause du risque d’attentat élevé et rester chez eux le jour du vote. Les événements récents auraient alors un effet sur la participation », relève Nic Cheeseman professeur à l’université de Birmingham et spécialiste de la vie politique kényane.
Mais ces attentats viennent d’abord percuter de plein fouet la stratégie menée depuis des années par le président sortant Uhuru Kenyatta. Depuis quatre ans, celui-ci a fait des régions somali une véritable terre de conquête. Dans ces zones, historiquement marginalisées, où le taux de pauvreté dépasse les 80 % (deux fois la moyenne nationale), la population est plutôt favorable à l’opposition, représentée pour cette élection par Raila Odinga.
« Le président y voit une réserve de voix potentielles à conquérir. Sous son mandat, Kenyatta a ainsi déployé énormément d’efforts afin de séduire les Kényans somali. Il espérait y faire une véritable percée et même un bon score afin de remporter l’élection dès le premier tour, décrypte un fin connaisseur de la carte électorale du pays qui préfère rester anonyme. Wajir, Garissa et Mandera sont certes peu peuplés, comptant environ 450 000 inscrits, soit à peine 2,3 % du corps électoral. « Mais il y a très peu de “swing states” au Kenya, dans la plupart des régions, le résultat est connu d’avance, car les tribus votent en bloc pour leur candidat. Or le Nord-Est, musulman et somali, est un cas à part. L’électorat y est volatil et peut être conquis. »
Vaste opération de charme de Kenyatta
Depuis son élection en 2013, le président sortant a donc labouré sans repos les terres arides du Nord-Est, y effectuant un nombre considérable de visites et y inaugurant d’innombrables projets d’infrastructures. Aéroports, réserves d’eau potable, postes de police, connexion de milliers de foyers et d’écoles au réseau électrique national… Ces dernières années, Mandera et Wajir ont enfin vu surgir de terre des routes goudronnées : les premières depuis l’indépendance, en 1963.
Uhuru Kenyatta a également promis l’ouverture d’ici deux ans du port LAPSSET à Lamu, devant devenir à terme le plus grand de la région, destiné à désenclaver tout le nord-est kényan. Engagé dans une vaste opération de charme, celui-ci n’a pas non plus hésité à nommer deux ministres somali à des postes importants dans son gouvernement (dont Amina Mohamed aux affaires étrangères), à débaucher plusieurs députés locaux de l’opposition et faire de l’Aïd un jour férié dans tout le pays.
Mais tout cela se heurte aujourd’hui à la réalité des attentats, venus rappeler aux habitants du Nord-Est le sombre bilan sécuritaire du gouvernement Kenyatta dans la région. Car c’est bien durant son mandat, en avril 2015, qu’a eu lieu le massacre de 148 étudiants de l’université de Garissa commis par les Chabab, qui a été vécu comme un véritable traumatisme. « Ces attentats peuvent renforcer les convictions de ceux qui pensent que Kenyatta n’a pas su résoudre le problème du terrorisme dans la région », explique M. Cheeseman.
Depuis quatre ans, face à la menace, le pouvoir a eu la main lourde. En 2016, l’ONG Human Rights Watch (HRW) dénonçait dans un rapport la brutalité insensée des forces de sécurité kényanes dans le Nord-Est, faisant état de dizaines de cas de disparitions, de torture et d’assassinats perpétrés par les forces de sécurité, révélant l’existence de sinistres fosses communes… Autant d’atteintes à l’Etat de droit qui n’ont pas pour autant mis fin aux attentats.
Les attaques répétées des Chabab pourraient donc compromettre la « percée » espérée de M. Kenyatta dans le Nord-Est. Une situation qui inquiète les cadres du Jubilee (parti au pouvoir), alors que l’écart entre les deux candidats à la présidence ne cesse de se réduire : une enquête récente, publiée par Ipsos, donnait au président sortant une courte avance de 5 points. Il bénéficie de 47 % des intentions de vote, contre 42 % pour Raila Odinga. Seuls 8 % des Kényans se déclarent encore indécis.