Un groupe de jeunes filles utilise les reflets des vitres de la Bibliothèque nationale de France, à Partis, pour répéter des pas de danse. | Antonin Sabot pour Le Monde

Des détritus qui jonchent le sol, des traces d’un liquide suspect qui colle à la semelle, des squares cadenassés, des terrains de basket verrouillés et une forte odeur d’urine qui s’immisce dans les narines. Un air de lendemain de fête plane sur la place de La Chapelle, en ce jour de juin. Pourtant, c’est une journée tout à fait ordinaire.

Saleté, pauvreté et promiscuité constituent dans ce coin de la capitale un cocktail explosif auquel s’ajoute une occupation des lieux très masculine, jugée par certaines écrasante. C’est en partie ce qui a poussé des habitantes du quartier à publier, le 19 mai, une pétition dénonçant le harcèlement de rue. Aussitôt relayée par Le Parisien, l’initiative a suscité l’emballement dans la presse et les réseaux sociaux.

Après l’affaire de Cologne, en Allemagne, où des femmes avaient été agressées lors de la nuit du Nouvel an 2015 et celle du café soi-disant interdit aux femmes à Sevran, l’épisode de La Chapelle a relancé le débat autour de la place des femmes et de leur sécurité dans l’espace public. Depuis quelques années, des géographes, des urbanistes, des élus et des habitants réfléchissent à la manière d’aménager l’espace pour que les femmes s’y sentent plus à l’aise. Mais par quoi cela passe-t-il concrètement ?

A La Chapelle, « aucune réponse rapide n’est possible », tranche Chris Blache, ethno-sociologue et fondatrice de l’association Genre et ville.

« Il faut d’abord s’interroger sur les personnes qui passent par là, sur celles qui y vivent, sur ce trottoir d’1,50 mètre à la sortie du métro, sur ces personnes migrantes qui sont installées en dessous du pont. Il faut faire un travail sur la durée pour comprendre les réalités de tout le monde et pas seulement organiser une marche pour dire “ça pue, c’est mal rangé”. »

Plus de bancs

En France, plusieurs villes ont lancé une réflexion sur les équipements publics et la manière de construire une ville plus accueillante, plus égalitaire. L’utilisation des squares, des bancs, des vélos, des équipements sportifs, est décortiquée, analysée.

A Gennevilliers (Hauts-de-Seine), l’association Les Urbain.e.s, composée d’urbanistes, de géographes, d’habitants et d’artistes, a lancé en 2014 une recherche-action sur la question des femmes dans la ville. Si leurs travaux doivent se poursuivre jusqu’en 2020, quelques pistes de réflexion émergent déjà : trouver des agrès – installés sur la coulée verte de la ville – qui pourraient plaire aux hommes autant qu’aux femmes ; réfléchir au nombre et à l’emplacement de bancs très utiles aux femmes âgées quand elles doivent s’arrêter en chemin ; encourager l’utilisation du vélo et l’ouverture des jardins partagés davantage fréquentés par les femmes.

A Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, la municipalité a également remarqué cet attrait de la population féminine pour les jardins partagés. A tel point qu’elle dit avoir « imposé » cette idée d’aménagement à un bailleur social et un promoteur immobilier. « Avec les jardins partagés, on trouve un support qui va donner envie à des femmes d’utiliser l’espace public, assure Didier Ostré, directeur général des services. Si on met un terrain de boules, ce n’est plus la même fréquentation, ni le même usage. »

Des skateparks réservés aux filles

Les squares, « généralement aménagés pour les petits garçons » d’après Didier Ostré, sont aussi au centre de l’intérêt de la municipalité ; dès la rentrée, les services de la Ville ont prévu de se déplacer dans les écoles pour demander aux enfants sur quels équipements ils aimeraient jouer. Dans son rapport 2014, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes consacrait déjà une partie à ces espaces où se croisent les mères de famille, les grands-mères et les « nounous ». Pour les rendre plus égalitaires, les auteurs proposaient d’y installer en été des « cafés mobiles » avec terrasses, tout en soulevant la complexité d’une telle idée :

« La convivialité du café et le cadre apaisant de la végétation favoriseraient-ils une mixité agréable pour les femmes et les hommes sur des bases plus égalitaires ? Ou au contraire, la fréquentation des squares potentiellement plus forte des hommes viendrait-elle retirer aux femmes un des seuls “refuges” où elles peuvent stationner, et entraîner de ce fait une baisse de leur fréquentation ? »

Dans d’autres villes, chercheurs et professionnels s’intéressent plus particulièrement aux équipements sportifs, et notamment aux skateparks et city-stades, occupés en majorité par des garçons. Pour augmenter la fréquentation des filles, certaines associations organisent des animations ponctuelles exclusivement féminines. En Suède, la ville de Malmö a, elle, décidé de réserver ses skateparks un jour par semaine aux filles.

Un terrain de basket parisien fréquenté en grande majorité par des hommes. | Antonin Sabot pour Le Monde

« Il faut trouver des espaces qui ne soient pas totalement calés sur des sports à domination masculine »

Faut-il, alors, passer par la non-mixité pour obtenir davantage de mixité ? Oui, « quand la situation de domination est telle qu’il n’y a pas d’autre solution », répond Yves Raibaud, géographe et auteur de La ville faite par et pour les hommes (Ed. Belin). « Avec deux jours par semaine, le niveau de pratique devient tel que les filles finissent par se mélanger aux garçons », fait-il valoir. En enquêtant à Bordeaux (Gironde) et à Genève, en Suisse, le chercheur a constaté que les « femmes sont favorables à la mixité » dans le sport contrairement aux hommes qui « n’en ont pas envie ». Car selon eux, dit-il, les filles « se traînent » et « n’ont pas l’esprit de compétition ».

Pour Gérard Baslé, consultant en urbanisme sportif depuis trente ans, « il faut imaginer des espaces qui ne soient pas totalement calés sur des sports à domination masculine ». « Des espaces plus neutres avec une appropriation plus douce, plus spontanée, comme des murs à rebond, des amphithéâtres. »

Si les municipalités sont désormais « conscientes du problème » – « ce n’était pas le cas il y a dix ans » –, « elles ne savent pas quoi faire » et rechignent parfois à créer des équipements plus « ouverts », regrette-t-il :

« Les fabricants savent davantage réfléchir à des appareils pour personnes âgées qu’à des équipements destinés à un public de jeunes filles. »

Le genre, « un caillou dans la chaussure »

A Paris, la municipalité a passé une étape importante et symbolique en inscrivant, en 2015, le critère du « genre » dans l’appel d’offres concernant le réaménagement de sept places emblématiques. L’association Genre et ville travaille sur le projet du Panthéon et de la Madeleine. Mais après plusieurs mois de discussions intenses avec les équipes d’urbanistes et d’architectes, sa fondatrice Chris Blache dresse un constat amer :

« Le critère du genre reste un caillou dans la chaussure. Parce qu’on arrive par le biais du féminisme, du genre, on n’est pas légitimes. Les collectifs nous ont proposé de nous jeter trois cacahuètes, car pour eux c’est une question qui n’a pas de raison d’être. En fait, ils ne comprennent pas, ils ne voient pas le sujet. Pour nous, féministes, c’est très frustrant. »

Marc Serieis, fondateur du bureau d’études Albert & Co, impliqué dans le projet du Panthéon et de la Madeleine, avoue « à titre personnel » ne pas avoir « compris tout de suite l’enjeu de la question ». « Pour nous, une idée se traduit par un ouvrage construit. Et j’ai du mal à faire le lien entre la place des femmes et l’espace public », reconnaît-il.

Chercheurs et professionnels sont d’ailleurs unanimes : s’il y a une prise de conscience incontestable de la part des élus, on peine encore à passer au stade de l’action. « Il n’y a pas de changements brutaux dans l’aménagement des villes », note ainsi Emmanuelle Faure, coauteure de La Ville : quel genre ? (Ed. Le temps des cerises) et membre de l’association Les Urbain.e.s. Les raisons seraient multiples :

« Les politiques publiques sont un reflet de notre société, la question de l’égalité de genre est absente dans les cursus [d’urbanisme et d’architecture], le féminisme est encore un gros mot dans la sphère publique et l’aménagement. Il faut aussi avoir des données chiffrées et qu’on y ait accès pour démontrer dans les faits ces inégalités. »

Impasses, recoins et rénovation urbaine

D’autant qu’il s’agit d’une question compliquée qui requiert de la subtilité. « Il faut complexifier la lecture qui est souvent trop frontale, très caricaturale, regrette ainsi Chris Blache. C’est pourquoi il faut vraiment travailler sur l’intersectionnalité. » Il faut aussi partir des usages, autrement dit, observer la manière dont les femmes se comportent dans l’espace public, où elles aiment flâner, dans quelle position, pour trouver l’inspiration et dénicher de bonnes idées.

Une femme et une fillette profitent du mobilier urbain à La Villette, à Paris. | Antonin Sabot pour Le Monde

Par exemple, « à la Villette, il y a des terrasses où les groupes de filles aiment se poser car elles voient à la fois qui arrive et, en même temps, elles sont en retrait ce qui leur permet de rester entre elles », a remarqué Jean-Christophe Choblet, scénographe en charge de la mission Pavex (Préfiguration, aménagement, valorisation et expérimentation de l’espace public) lancée par la maire de Paris, Anne Hidalgo. Même constat avec les reflets des vitres de la Bibliothèque nationale de France, prisées des groupes de jeunes filles qui viennent répéter des pas de danse.

A vouloir trop sécuriser les espaces, les responsables de l’aménagement font parfois fuir les femmes. C’est ce qu’il s’est passé après la rénovation de la zone des Quatre-Chemins, côté Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Avant, les jeunes filles profitaient des recoins pour embrasser un petit ami ou fumer une cigarette à l’abri des regards. Mais avec les travaux, ces zones ont disparu et les jeunes filles avec.

« Eviter des espaces qui comprennent des impasses, des détournements », « étudier l’éclairage », miser sur la vidéosurveillance sont d’ailleurs les quelques pistes imaginées par Didier Ostré, à Bagnolet, pour réaménager – tout en prenant en compte le critère du genre – dix hectares de friche industrielle, situés le long du périphérique.

La municipalité s’interroge aussi sur le devenir de son marché à la ferraille. Les femmes se plaignent régulièrement des réflexions sexistes qu’elles reçoivent lorsqu’elles croisent vendeurs et clients pour rejoindre l’arrêt du tramway. Faut-il le maintenir, le délocaliser, diversifier son activité ? Comment, dans ces cas-là, concilier le bien-être des femmes tout en maintenant le rôle économique du lieu ? La problématique du genre dans l’espace public est loin d’être résolue.