La mission impossible de la Cour pénale spéciale en Centrafrique
La mission impossible de la Cour pénale spéciale en Centrafrique
Par Christophe Châtelot
Dans un climat d’impunité généralisé, Abdoulaye Hissène, chef de l’ex-Séléka accusé de graves crimes, ne craint pas l’action de la CPS, censée débuter ses enquêtes en octobre.
Le pedigree d’Abdoulaye Hissène fait de lui un bon client pour la Cour pénale spéciale (CPS) chargée d’instruire et de juger les crimes de guerre et contre l’humanité commis en Centrafrique depuis 2003. Ce chef de milices de l’ex-Séléka est accusé par la justice de son pays de meurtres, tortures et pillages commis en septembre 2015 à Bangui. Ce n’est là – environ 70 morts – que le cas le plus documenté de ses exactions. Mais son dossier résume également la mission quasi impossible, à ce jour, que la CPS est censée accomplir. Comment rendre justice aux victimes d’Abdoulaye Hissène dans un pays livré aux groupes armés ?
Rencontré début juin à Bria, théâtre d’affrontements meurtriers entre milices qui se déchirent et prospèrent en l’absence de toute autorité étatique, Abdoulaye Hissène vivait en effet sa vie de chef de guerre entouré d’hommes en armes, dont des mercenaires tchadiens ou soudanais. Serein. Son inscription, un mois plus tôt, sur la liste des sanctions des Nations unies ne le perturbait pas. Abdoulaye Hissène avait d’autres soucis à gérer que l’hypothétique action des juges d’une CPS embryonnaire, très loin de Bria.
Abdoulaye Hissène est président du Conseil national de défense et de sécurité du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC), l’héritière d’une Séléka (rébellion originaire du nord musulman de la RCA) qui ne cesse de se diviser après avoir occupé brièvement le pouvoir en Centrafrique de 2013 à 2014. Son titre est ronflant au sein d’une organisation rebelle et illégale. Mais il traduit toutefois le poids de cet homme dans le tourbillon des luttes fratricides et meurtrières auxquelles s’ajoutent celles contre ses adversaires « naturels » et chrétiens anti-Balaka. Sans oublier l’exploitation houleuse des « diamants de sang » de la région.
Une litanie d’horreurs
En mars 2016, Abdoulaye Hissène s’était d’ailleurs évadé de sa cellule de la Section de recherche et d’investigation (SRI) à Bangui grâce à l’intervention d’un commando lourdement armé. C’était au lendemain de son arrestation. Il faut dire qu’il n’y a pas de prison à Bangui. Pas vraiment de police non plus. Quant à Bria et sur une grande partie du pays, Abdoualye Hissène n’a à craindre que la vengeance de ses nombreuses victimes ou les ambitions et autres convoitises de ses « amis ». Mais pas grand-chose des quelque 12 000 casques bleus de la Mission des Nations unies en Centrafrique (Minusca).
La CPS ? Le Comité des sanctions aux Nations unies ? La Cour pénale internationale ? Les crimes de guerre ? Autant de réalités virtuelles pour lui. « Par manque d’autorité de l’Etat, je suis obligé d’agir à Bria comme un gouverneur. Ici, je n’ai pas de prison. Si je prends quelqu’un en train de tirer, soit il lève les mains en l’air, soit il prend une balle dans la tête », explique-t-il, candidement dirait-on si la vie d’hommes, de femmes ou d’enfants n’en dépendait.
Le problème pour la stabilisation de la Centrafrique est que ce pays enclavé, exsangue après des décennies de guerres et de prévarication, regorge d’Abdoulaye Hissène que l’on retrouve dans tous les camps : policiers, militaires, groupes politico-militaires liés aux ex-présidents François Bozizé ou Michel Djotodia… En mai, un rapport des Nations unies recensait les milliers de crimes commis en Centrafrique depuis 2003. Une litanie d’horreurs reproduites, année après année, régime après régime, dont le dénominateur commun est l’immunité qui protège leurs auteurs.
Un rapport de Human Rights Watch (HRW), publié mardi 4 juillet, estime que « la CPS a le potentiel de briser la longue tradition d’impunité du pays pour les atrocités ». Tout comme la Cour pénale internationale, qui est compétente et mène des enquêtes sur les personnes portant la plus grande responsabilité pour des crimes graves. Sauf que deux ans après la promulgation de la loi établissant la CPS, « les progrès vers sa mise en œuvre ont été lents », regrette l’organisation de défense des droits humains.
Des zones grises mises en coupes réglées
Le 30 juin, le procureur de la CPS, Toussaint Muntazini Mukimapa, un magistrat du Congo-Kinshasa, et cinq juges ont certes prêté serment à Bangui. Au final, elle comptera onze juges étrangers – parmi lesquels ont déjà été nommés une Française, une Burkinabée et un Canadien – ainsi que treize juges centrafricains. La Cour devrait commencer ses enquêtes vers le mois d’octobre.
Comment mener cette mission à bien, comment protéger les témoins dans ce pays de 4,5 millions d’habitants où « les groupes armés contrôlent quatorze des seize provinces », selon l’estimation du porte-parole du gouvernement, Théodore Jousso ? Moins que de contrôle, sans doute faut-il parler davantage de zones grises mises en coupes réglées par des organisations concurrentes, voire des groupes criminels. Mais, au total, c’est 80 % de ce territoire grand comme la France et la Belgique réunis d’où l’Etat centrafricain est totalement absent et où la Minusca est incapable de maintenir la paix.
Au problème sécuritaire pour cette cour spéciale s’ajoute celui des ressources humaines (magistrats locaux, police judiciaire…) ainsi que du financement. Début juillet, « le gouvernement et l’ONU n’avaient pas encore recueilli suffisamment de fonds [5,2 millions de dollars sur les 7 nécessaires] pour les quatorze premiers mois de la création de la CPS », s’inquiète HRW. « La viabilité financière à plus long terme reste incertaine », ajoute l’organisation.
Une équation à multiples inconnues
Surtout, cet objectif de justice est violemment contrarié par la question de l’amnistie qui sous-tend les négociations de paix. Comment convaincre les chefs de guerre de transformer leurs organisations en mouvements politiques, d’imposer un cessez-le-feu puis de participer au processus de désarmement et d’intégration s’ils sentent planer au-dessus de leurs têtes la menace d’une inculpation pour crimes de guerre ? Comment les faire venir à Bangui, créer une dynamique de réconciliation s’ils craignent d’être arrêtés ? Cela revient à résoudre cette équation à multiples inconnues : guerre, justice et paix.
La communauté internationale est divisée sur ce sujet. Si l’ONU s’y oppose, l’Union africaine est nettement plus ouverte sur cette question. Quant au pouvoir centrafricain, HRW note que le président Félix Archange Touadéra « insiste beaucoup plus sur la sécurité et la réconciliation que sur la justice ». Le chef de l’Etat est coincé. Il subit d’un côté la pression des dirigeants de la sous-région qui prônent l’amnistie de leurs affidés en RCA et, de l’autre, celle de l’opinion publique centrafricaine qui n’en peut plus de ce système où le meurtre sans conséquence est devenu la norme.
Dans sa grande maison de Bria, Abdoulaye Hissène, voix de stentor et rire tonitruant, peut encore ironiser et jouer les bravaches sur son inculpation qu’il ramène à « une manœuvre d’intimidation, un faux ». Ce n’est probablement pas demain que la police judiciaire centrafricaine sonnera à sa porte avec un mandat de la CPS. Il faudra sans doute deux à trois ans avant de clore les premiers dossiers d’instruction.
Centrafrique : « La Minusca court d’un feu de brousse à l’autre »
Durée : 04:58
« Mais aucune immunité centrafricaine, ni amnistie ne protégera indéfiniment les criminels de guerre pour des faits imprescriptibles sur le plan international », rappelle Florent Geel, responsable Afrique à la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH). Abdoulaye Hissène connaît sans aucun doute sa petite histoire des grands criminels de guerre de la région. Dont celle du Congolais Jean-Pierre Bemba rattrapé par la justice internationale treize ans après les faits. En 2016, il a été condamné par la CPI à dix-huit ans de prison pour des crimes de guerre et contre l’humanité commis en 2002-2003 en…. Centrafrique.