Aux Tombées de la nuit, des performances qui visent haut
Aux Tombées de la nuit, des performances qui visent haut
Par Frédéric Potet (Rennes, envoyé spécial)
Le festival pluridisciplinaire de Rennes a pris l’habitude d’envahir l’espace public avec des happenings atypiques. Notre sélection des meilleurs moments de l’édition 2017.
Nous sommes, par la Cie Jeanne Simone | @Nicolas Joubard
Aux Tombées de la nuit, moment fort de l’année culturelle à Rennes, on ne plaisante pas avec l’exigence artistique et l’expérimentation. Créé en 1981 par l’office du tourisme de la ville, repris en 2006 par le tandem franco-belge composé de Claude Guinard et Philippe Kauffmann, ce festival pluridisciplinaire est un incubateur de projets atypiques. Certaines performances ont fait beaucoup parler dans la cité – tel est le but – comme les Veilleurs (2012), une création de l’artiste belgo-australienne Joanne Leighton qui avait consisté à installer un abri en bois au sommet d’un immeuble du centre-ville : pendant un an, 729 habitants se sont succédé pour veiller sur Rennes. En 2016, c’est une fausse baleine échouée au bord de la Vilaine – apportée là, dans le plus grand secret, par la compagnie belge Captain Boomer – qui a charrié rumeurs et curiosité dans la ville. Une trentaine de spectacles étaient au programme de l’édition 2017 des Tombées de la nuit qui se termine dimanche soir. Petite sélection de quatre happenings qu’il ne fallait pas rater.
Nocturne, de Massimo Furlan
Nocturne, de Massimo Furlan | @Nicolas Joubard
Un train qui s’élance à 22h04 précises d’une halte ferroviaire de la ville avec 160 spectateurs à son bord. Une petite heure de voyage, à vitesse lente. Des fanfares qui jouent sur les quais des gares traversées. Et une arrivée au Theil-de-Bretagne (Ile-et-Vilaine), 30 km plus loin. Lorsqu’il est venu faire des repérages il y a un an dans l’idée de créer un spectacle musical nocturne se déroulant à la campagne, le performer suisse Massimo Furlan a « flashé » - c’est le cas de le dire – sur cette petite commune de 1 700 habitants qui, faute d’éclairage public (et de subsides), plonge dans les ténèbres après le coucher du soleil. Il se trouve aussi que la ligne de chemin de fer empruntée – Rennes-Chateaubriand – est menacée de fermeture par la SNCF en raison de sa vétusté. Chargé de sens, l’endroit s’avérait idéal pour organiser une déambulation aux faux airs de manifestation.
Point de slogan toutefois, mais des notes, jouées par trois ensembles de musiciens amateurs : l’Orchestre d’harmonie de Rennes, l’Harmonie musicale des cheminots rennais et l’Harmonie de musique de Sainte-Cécile de Janzé (autre commune traversée par la ligne ferroviaire). Il est 23 heures, le cortège avance au hasard de flambeaux surélevés et de mélodies qui viennent transpercer délicatement la nuit. Les rues du village, l’église, le terrain multisports et l’orée d’un bois voisin vont se transformer en scènes (presque) improvisées.
Nocturne, de Massimo Furlan | @Nicolas Joubard
On y joue de tout : de la musette, du classique (un choral de Bach), de la comédie musicale (Le Fantôme de l’opéra d’Andrew Lloyd Webber), de la musique de film (In the death car de Goran Bregovic, tirée d’Arizona Dream d’Emir Kusturica), de la chanson populaire (Besame mucho), de la musique de chambre et même de la musique contemporaine. La sincérité de l’interprétation fait oublier l’imperfection des harmonies ; une pleine lune empêche l’obscurité absolue. Les visiteurs d’un soir repartent par le même chemin, en train, sous l’air de Bella Ciao, chant de révolte bien connu.
Au milieu d’un lac de perles, de David Rolland
Au milieu d’un lac de perles, de David Rolland | @Laurent Guizard
Chorégraphe de métier, David Rolland a privilégié le concept de « promenade philosophique » pour cette création ayant pour cadre le cimetière du Nord, lieu bien connu des Rennais en raison de sa porte d’entrée monumentale de style néoclassique. Les visiteurs sont invités à se promener en binôme, chacun avec un lecteur MP3 diffusant une bande-son différente. Le but du « jeu » consiste à répéter, à destination de l’autre, les commentaires prononcés dans l’oreillette par un comédien. Le propos est avant tout didactique : il s’agit, au fil d’un texte joliment troussé, de balayer l’histoire des rites funéraires et du rapport au deuil, de la Grèce antique à nos jours.
Acteurs récitants, les promeneurs se voient aussi proposer de lire à voix haute les noms figurant sur les sépultures devant lesquelles ils flânent, ou encore de rejouer des dialogues de cinéma - Beetlejuice (1988) de Tim Burton, la Chambre verte (1978) de François Truffaut – ou de séries télévisées (Cosmos 1999, avec Martin Landau et Barbara Bain). La gravité du sujet n’empêche pas d’en sourire. On s’amuse en apprenant l’épitaphe figurant sur la tombe de Francis Blanche, à Eze (Alpes-Maritimes) : « Laissez-moi mourir, j’étais fait pour ça ». En écho, on repense à celle du dessinateur Siné, à Paris : « Mourir ? Plutôt crever ! »
Le temps d’une soupe, de la Cie ATSA
Au temps d’une soupe, par la Cie ATSA | ©Nicolas Joubard
Que ne ferait-on pas pour un bol de soupe gratuit… La compagnie québécoise ATSA – Action terroriste socialement acceptable – a lancé il y a deux ans à Montréal un projet à forte vocation participative dont le but est de proposer à des personnes qui ne se connaissent pas de discuter librement de sujets de société du moment, autour d’un potage chaud ou froid, au milieu de l’espace public. Le concept s’est déplacé pour la première fois en Europe à l’occasion des Tombées de la nuit, ce week-end. Il se prolongera sous d’autres latitudes, ces prochains mois : Autriche, Royaume-Uni, Haïti, Liban, Madagascar, Nunavut…
Identique quel que soit l’endroit, le principe est de suggérer aux participants des thèmes de discussion en prise avec l’époque ou la ville où ATSA installe son estrade et ses chaises. À Rennes, les badauds ont ainsi pu disserter en tête-à-tête de mixité sociale, d’identité culturelle, des migrants ou encore de la nouvelle ligne à grande vitesse (LGV). Une photo de chaque duo, devant un slogan résumant la teneur de la discussion, immortalise l’instant. Une probable exposition sera organisée quand le projet prendra fin d’ici quelques années.
Au temps d’une soupe, par la Cie ATSA | ©Nicolas Joubard
La dimension pacifiste de la performance n’aura échappé à personne. « Notre idée est de faire discuter des gens qui ne se seraient jamais parlé autrement, souligne Annie Roy, la cofondatrice de la compagnie. Les relations humaines sont devenues algorythmées aujourd’hui par les J’aime de Facebook, chacun reste dans sa zone de conversation. S’adresser à quelqu’un qu’on ne connaît permet de bâtir une intelligence émotionnelle car il faut s’adapter à la personne qui se trouve en face de vous. Dans une époque où le racisme et le repli sur soi ne cessent de gagner du terrain, il nous semblait utile d’utiliser notre petit pouvoir d’artiste à cette fin. »
La Transumante, de Johann Le Guillerm
La Transumante, de Johann Le Guillerm | ©Nicolas Joubard
Il y a dix jours, une grande fête célébrait sur l’esplanade Charles-de-Gaulle l’inauguration de la LGV qui place désormais Rennes à 1h30 de Paris. Au même endroit, c’est plutôt l’éloge de la lenteur que les Tombées de la nuit ont glorifié, l’instant du week-end. L’artiste de cirque Johann Le Guillerm y a déployé sa « bête » : la Transumante, une structure de bois fabriquée en direct, qui progresse sur le pavé au rythme trépidant de dix à vingt mètres par heure.
Composé de carrelets de trois mètres de long posés les uns sur les autres, la créature a vu le jour en 2014 à Paris dans le cadre de la Nuit Blanche. Son avancée dans l’espace urbain repose sur le principe de la construction/déconstruction : il faut en effet retirer les carrelets situés à une extrémité pour les placer à l’autre bout. Et donner, au passage, de la hauteur à la structure.
Charpente inversée d’un bateau ? Monstre rampant ? Mikado géant ? « Chacun a raison d’y voir ce qu’il y voie, élude Johann Le Guillerm, ancien de la Volière Dromesko et du Cirque O. Je la perçois, moi, comme une pâte à modeler faite de lignes droites, une matière qui se réorganise en permanence, à l’image de notre monde où tout finit par se recycler. »
La Transumante, de Johann Le Guillerm | ©Nicolas Joubard
Entouré de onze constructeurs qui posent et retirent les pièces de bois, Johann Le Guillerm confie n’avoir aucune notion de physique. Il construit la chose « à l’instinct ». Celle-ci ne s’est pour le moment jamais écroulée. Touchons du bois.
Les Tombées de la nuit, à Rennes, jusqu’au 9 juillet.