Un milliard de citadins dans vingt ans : l’Afrique est-elle prête ?
Un milliard de citadins dans vingt ans : l’Afrique est-elle prête ?
Par Laurence Caramel
L’Afrique en villes (1). Le continent s’urbanise à un rythme très rapide, sans suivre le chemin défriché par l’Europe ou plus récemment par l’Asie.
A leur tour, les Africains sont attirés par les lumières de la ville. En l’espace de vingt ans, la population urbaine du continent a été multipliée par deux (472 millions d’habitants en 2015, selon les Nations unies), et elle devrait encore presque doubler au cours des vingt prochaines années, pour frôler le milliard d’habitants. L’Afrique deviendra alors à majorité urbaine. Vingt-cinq ans après l’Asie de l’Est – la Chine a franchi ce seuil en 2011 –, soixante-quinze ans après l’Amérique latine et quatre-vingt-cinq ans après la France.
L’urbanisation accompagne la transformation des économies, avec le passage de sociétés rurales peu productives à des systèmes plus complexes dans lesquels les industries et les activités de service prennent progressivement une place prépondérante. C’est du moins ce qui s’était produit jusqu’à présent. Mais l’Afrique suivra-t-elle le même schéma ? Les villes du continent sont-elles prêtes à faire le bond qui les attend ? De fait, le scénario africain déroge aux modèles du passé, largement théorisés.
« L’Afrique s’urbanise en restant pauvre »
Les villes africaines se gonflent avant tout de leur propre croissance démographique : l’exode rural n’est responsable que pour un tiers de ces cohortes de nouveaux citadins à qui il faut donner un accès au travail, au logement, à l’école, à la santé… Les nouveaux métiers, hier promesse d’une vie meilleure pour les migrants, ne concernent pour l’instant qu’une minorité, rangée dans la catégorie de « la nouvelle classe moyenne », tandis que le secteur informel continue plus sûrement d’absorber le trop plein de main-d’œuvre.
L’Afrique en villes : le parcours de la série
Durée : 03:55
« Ce que nous enseigne l’Histoire ne s’applique pas à l’Afrique. Les villes africaines vont devoir résoudre des défis, sociaux et environnementaux, qu’aucune autre n’a eus à affronter », analyse Henri-Bernard Solignac-Lecomte, du centre de développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Un chiffre éclaire les conditions différentes dans lesquelles se fabriquent les villes africaines : le revenu moyen par habitant à un stade comparable d’urbanisation. « Lorsque les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont atteint un taux d’urbanisation de 40 %, leur PIB par habitant était de 1 800 dollars. Et lorsque les pays d’Asie de l’Est et du Pacifique ont dépassé ce même seuil, ce revenu s’élevait à 3 600 dollars. En Afrique [subsaharienne], il atteint seulement 1 000 dollars », écrivent les auteurs du rapport « Ouvrir les villes africaines au monde », publié par la Banque mondiale en février 2017. Et de conclure : « L’Afrique s’urbanise en restant pauvre. »
Des villes sous-équipées et polluées
Les bidonvilles progressent au rythme de cette poussée démographique que les Etats et les collectivités locales dépourvues de moyens financiers suffisants se trouvent dans l’incapacité de contenir. Aujourd’hui en Afrique, plus de 60 % des urbains vivent dans un bidonville. « La pauvreté est le premier problème que doivent régler les villes africaines », confirme Madani Tall, ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale et aujourd’hui président d’Envol Immobilier, un cabinet spécialisé dans la conception de grands projets immobiliers sur le continent.
« La ville de Dakar a été conçue pour 300 000 habitants, elle en a aujourd’hui 3 millions, poursuit-il. Les équipements publics n’ont pas suivi. » A commencer par les infrastructures nécessaires au fonctionnement de l’Etat, conçues pour 26 000 agents quand ils sont aujourd’hui 140 000. Chaque administration est ainsi contrainte de louer des immeubles privés disséminés à travers la ville pour loger ses fonctionnaires.
Pénuries d’eau, manque d’accès à l’électricité, absence de systèmes d’assainissement, congestion des transports… Cette litanie se retrouve dans toutes les villes africaines, derrière les gratte-ciel et la marina de Luanda, « la ville la plus chère au monde pour les expatriés » selon le classement du cabinet américain Mercer, comme dans le chaos de Kinshasa ou de Lagos, deux mégacités de plus de 10 millions d’habitants.
« Dans des villes sous-équipées, la pollution de l’air se profile déjà comme un problème important », souligne M. Solignac-Lecomte, rappelant que le nombre de décès prématurés liés à la pollution atmosphérique était en 2013 supérieur à celui attribué à la malnutrition infantile ou à l’absence d’eau potable.
Générateurs au diesel, combustion des ordures, utilisation du charbon de bois pour cuisiner, véhicules anciens… génèrent un cocktail que les villes occidentales n’ont jamais respiré, pointent les experts de l’OCDE dans une étude parue en 2016 dans laquelle ils avouent « ne savoir tout simplement pas quelles conséquences cela aura d’ici quelques décennies ». Onitsha, située le long du fleuve Niger, dans le sud du Nigeria, fait partie des dix villes les plus polluées du monde, avec un niveau de particules fines trente fois supérieur aux normes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Une conurbation longue de 300 km
Faute de planification urbaine, les villes s’étalent. Kampala, dont la croissance est l’une des plus rapides du continent, a vu son emprise spatiale passer de 71 km² à 386 km² entre 1989 et 2010. Les experts prévoient qu’à ce rythme, elle atteindra 1 000 km² en 2030, avec le risque de voir disparaître les forêts et les zones humides.
Au total, Karen Seto, chercheuse à l’université Yale, et ses coauteurs estimaient, dans un article publié en 2012 dans la revue américaine PNAS, que les villes pourraient absorber 5,87 millions de km² de terres au cours des quinze prochaines années, soit dix fois la superficie de la France.
Les auteurs dessinaient un continent où la croissance urbaine se concentrerait autour de cinq axes : la vallée du Nil en Egypte, la côte ouest-africaine avec le golfe de Guinée, la région de Kano dans le nord du Nigeria, Addis-Abeba et sa périphérie en Ethiopie et la rive septentrionale du lac Victoria. Dans ce dernier cas, écrivaient-ils, « il existe une forte probabilité pour que l’espace compris entre Kampala en Ouganda et Kisumu au Kenya se transforme en une unique conurbation ». Une future ville qui s’étirerait sur 300 km, en somme.
Construction de nouveaux quartiers en banlieue du Caire, en Egypte, en 2016. | AMR DALSH/REUTERS
Cette course anarchique à l’espace est d’autant plus inquiétante que l’Afrique est particulièrement exposée aux conséquences du changement climatique. Parmi les dix pays les plus vulnérables au réchauffement, sept sont africains : la Centrafrique, l’Erythrée, l’Ethiopie, le Nigeria, la Sierra Leone, le Tchad, le Soudan.
La destruction des littoraux, la déforestation, l’artificialisation des sols accroissent les conséquences des inondations auxquelles sont exposées plus que d’autres ces villes tropicales. Les îlots de chaleur urbains s’annoncent comme un problème grandissant. Plus de 900 000 personnes par an pourraient mourir en raison de ce stress thermique d’ici à 2080, selon l’OCDE.
Des projets « clé en main »
« Rien n’est encore écrit, les Africains ont le choix. Ils peuvent continuer de consommer leurs espaces naturels ou choisir de construire des villes durables, même si jusqu’à présent la réflexion reste faible. L’innovation passe par l’importation d’idées venues d’ailleurs et par la reproduction de modèles incarnant une forme de réussite », rappelle Jérôme Chenal, architecte et urbaniste. Sur ce plan, Dubaï reste la référence.
Certains voient cependant dans le fait que l’Afrique ait été le seul continent à proposer une contribution unique au nouvel agenda urbain des Nations unies en 2016 le signe qu’elle a enfin pris conscience des enjeux de son urbanisation. La nomination de Mpho Parks Tau, l’ancien maire de Johannesburg, à la tête des Cités et Gouvernements locaux unis (CGLU), une organisation qui regroupe des villes et des associations locales de 136 pays, témoignerait aussi de ce changement.
Villes nouvelles, écocités, villes intelligentes, technopoles poussent en périphérie des vieilles capitales pour apporter une réponse « clé en main » aux maux des villes actuelles. Elles sont à la fois le moyen de satisfaire les aspirations des nouvelles élites urbaines et une façon de se projeter dans l’avenir.
Elles sont parfois financées par l’État, comme Kilamba, construite par des sociétés chinoises à 30 km au sud de Luanda, ou comme Centenary City, dans la banlieue d’Abuja. Développé par le groupe privé émirati Eagle Hills sous forme de partenariat public-privé, ce projet, d’un coût de 18 milliards de dollars (environ 15,5 milliards d’euros) sur dix ans, promet une ville verte de 137 000 résidents et de 500 000 emplois.
« Smart cities » contre bidonvilles
Au Kenya, la construction de la cité technologique de Konza doit devenir la vitrine d’une Silicon Savannah où s’invente l’économie numérique africaine. Au Maroc, neuf villes durables sont programmées. D’autres projets plus modestes sont purement privés : Appolonia, au Ghana, mêle centres d’affaires et habitat pavillonnaire en garantissant « une oasis urbaine » avec des infrastructures de « classe mondiale ».
Mais ces projets sont loin d’être à l’échelle de la vague humaine qui attend les villes africaines, et rares sont encore les gouvernements qui, à l’instar du Rwanda, essaient de penser leur développement urbain au niveau national. La ville nouvelle africaine est devenue un marché convoité, mais elle ne réglera pas les problèmes des villes actuelles.
« Il existe un décalage entre les attentes immédiates des citoyens et le discours à la mode sur les smart cities. On cherche à faire venir Polytechnique quand souvent il n’y a même pas les toilettes », pointe Christophe Bachelet, du cabinet juridique DLA Piper, qui aide le Maroc à faire sortir de terre l’écocité de Zenata, entre Rabat et Casablanca. Smart cities contre bidonvilles ? Les villes africaines naviguent désormais entre cette double réalité.
Infographie Le Monde