Le rêve solaire du moine Tommaso Campanella
Le rêve solaire du moine Tommaso Campanella
Par Marion Rousset
Grandes utopies (3|6). Les cités idéales inventées entre le XVIe et le XIXe siècle ont nourri de nouveaux imaginaires politiques. Qu’en reste-t-il ? Cette semaine Tommasso Campanella et son livre « La Cité du soleil », publié en 1623.
Le compte exact (2001), de Gilbert Garcin. | GILBERT GARCIN / GALERIE CAMERA OBSCURA
Dans la nuit carcérale, l’astrologue continue à regarder les étoiles. Enfermé depuis 1599 dans la terrible prison napolitaine du Castel Nuovo, le moine dominicain et révolutionnaire Tommaso Campanella est accusé d’avoir fomenté un projet d’insurrection de la Calabre contre l’occupant espagnol. Parce qu’il simule la folie, il échappe de justesse à la peine de mort – mais au prix d’atroces tortures : les juges le soumettent à un supplice cruel. « Toutes les veines et les artères qui sont autour de l’anus ayant été rompues, le sang qui coulait des blessures ne put être arrêté », raconte à l’époque l’un de ses contemporains.
Suspendu à une corde durant une trentaine d’heures, le prisonnier se montre stoïque. Peut-être parce qu’il est, du fond de sa geôle, porté par un élan prophétique : ce philosophe qui se proclame lui-même « premier homme du monde, législateur et messie » se croit missionné pour annoncer à ses congénères l’avènement d’un âge heureux.
Au cours de l’année 1602, il en délivre les détails dans un texte intitulé La Cité du soleil. Rédigé par un homme qui croupit à l’ombre depuis trois ans, ce manuscrit très politique sort de prison grâce à la complicité d’un gardien. Le texte circule pendant une vingtaine d’années sous le manteau avant d’être publié à Francfort, en 1623, et à Paris en 1637.
Trois chefs
Près d’un siècle après L’Utopie, de Thomas More, l’auteur calabrais reprend le motif du récit de voyage vers une ville parfaite. Campanella raconte l’arrivée d’un navigateur sur l’île de Ceylan, appelée Taprobane par les Anciens, et sa fuite par la forêt devant des « aborigènes en furie » jusqu’à une grande plaine. Là, le navigateur est conduit par des hommes et des femmes en armes à une immense agglomération dressée à flanc de colline qui déborde au-delà du pied de la montagne. Constituée de sept cercles qui portent le nom de Vénus, Jupiter, Saturne, Mars et d’autres planètes, elle est gouvernée suivant les lois de la nature par un métaphysicien omnipotent appelé « Soleil ».
Trois chefs aux compétences particulières – « Pon » pour la puissance, « Sin » pour la sagesse et « Mor » pour l’amour – l’assistent. Les habitants de cette cité très ordonnée portent un uniforme monastique qu’ils changent quatre fois par an en fonction des périodes astrales. Composé d’une tunique blanche, cet uniforme doit impérativement descendre sous le genou quand il est porté par une femme. Les logements et les chambres sont assignés à chacun pour six mois par les autorités publiques et la notion de famille n’existe plus : les noms propres – qui ne servent qu’à être apposés sur les portes – sont attribués par des magistrats.
Les sentiments ne président pas à la formation des couples : les unions sont organisées suivant un modèle scientifique. Pour obtenir la meilleure physionomie, on marie les grands avec les petits, les fragiles avec les forts. « Les femmes qui ont de l’embonpoint sont unies à des hommes secs et celles qui n’en ont pas sont réservées à des hommes gras », précise Campanella. Le chef « Amour » est chargé de « faire en sorte que les unions sexuelles soient telles qu’elles produisent la plus belle progéniture possible, écrit encore l’auteur. Aussi, les habitants de cette heureuse cité se moquent-ils de nous, qui donnons tous nos soins à l’amélioration de la race des chiens et des chevaux, et qui négligeons celle de notre espèce ».
Inspiré de Platon, qui mettait en scène une république idéale gouvernée par un philosophe-roi, la Cité du soleil accorde une place centrale à l’instruction. Le prêtre Soleil surpasse par son savoir tous les Solariens, lesquels commencent leur apprentissage dès l’âge de 1 an. Consacrés à la connaissance, les murs de la cité sont ornés de figures mathématiques, d’une carte des provinces, des alphabets de chaque nation, des espèces animales et végétales, du mouvement des étoiles, etc. Pour s’instruire, il suffit de se promener dans les rues.
Ce monde, Campanella en prêche les principes avant même son arrestation. A en croire les déclarations d’un témoin, il parle déjà, avant son procès, de constituer une république en Calabre où la population sera vêtue d’une tunique blanche. On raconte en outre qu’une fois fait prisonnier, il incite ses compagnons de prison à adorer le Soleil : « O sacro-saint Soleil, lumière du Ciel, père de la Nature », récite-t-il, le visage tourné vers le ciel. Autant de signes que son livre « n’est pas un jeu littéraire, mais une tranche de vie », résume Vittorio Frajese dans le Dictionnaire des utopies, coécrit par Michèle Riot-Sarcey, Antoine Picon et Thomas Bouchet (Larousse, 2006).
Art divinatoire
Ce monde, Campanella le pense parfait. Et il l’imagine imminent : La Cité du soleil se veut « l’anticipation de ce qui arrivera un jour », relève l’historien Jean Delumeau. Réputé pour son crâne pourvu de sept bosses correspondant aux sept planètes, Campanella croit en son destin exceptionnel de prophète. Il a d’ailleurs troqué son vrai nom – Martello – contre le surnom de Campanella, qui veut dire « clochette », car comme celle-ci, il annonce la nouveauté. A la charnière de deux époques, cet esprit érudit est fasciné par les découvertes scientifiques d’un Galilée et impressionné par le rationalisme d’un Descartes, mais il est aussi très marqué par la magie.
Astrologue, il a dressé son propre horoscope, qui lui a révélé la conjonction favorable de sept éléments astraux – deux de plus que dans celui du Christ établi au XVIe siècle par Girolamo Cardano, dit Cardan. Aussi étrange que cela puisse paraître au lecteur du XXIe siècle, cet art divinatoire est alors reconnu dans de nombreuses cours européennes : des personnalités éminentes comme le pape Urbain VIII ou Richelieu feront d’ailleurs appel aux compétences de Campanella. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, « la forme magique était inhérente à la manière de connaître », explique le philosophe Michel Foucault dans Les Mots et les Choses.
En 1626, le pape Urbain VIII, dont Campanella a les faveurs, fait transférer à Rome ce moine qui est en prison depuis vingt-sept ans. Une nouvelle épreuve l’attend : les autorités ecclésiastiques lui reprochent ses croyances étranges et sa défense de Galilée. Mais il réussit à prouver que ses doctrines sont compatibles avec les Saintes Ecritures, s’extirpe de la prison de l’Inquisition, quitte l’Italie et se réfugie au pays de Descartes.
Le cardinal de Richelieu, dont il est le protégé, fait appel à ses compétences d’astrologue. En 1638, convoqué au Louvre pour prédire la destinée de l’enfant qui vient de naître, Campanella annonce ainsi que le futur Louis XIV deviendra souverain de la Cité du soleil. Cette prédiction ne se réalisera pas, mais l’appellation Roi-Soleil et l’iconographie qui l’accompagne resteront.
Un livre quasiment oublié
Bien accueilli en France, le texte de Campanella sera considéré, au XIXe siècle, comme l’une des prémices des utopies communautaristes et socialistes. En dehors de l’Italie, la notoriété de La Cité du soleil reste cependant fragile : Campanella ne connaît pas le même succès que Thomas More. « L’Utopie, le livre de Thomas More, a occulté La Cité du soleil, affirme Ugo Bellagamba, maître de conférences en histoire du droit à l’université de Nice. Mais si la postérité du livre de Campanella est si discrète, c’est aussi parce qu’il s’est retrouvé noyé parmi de nombreux autres projets de cités solaires développés à la même époque. »
Les totalitarismes du XXe siècle ont en outre donné le coup de grâce à la pensée de Campanella : après la seconde guerre mondiale, elle sera accusée, a posteriori, de faire écho au totalitarisme eugéniste mis en place par le régime nazi. Sa passion pour la magie a sans doute contribué, elle aussi, à l’effacement d’une utopie qui apparaît aujourd’hui davantage ancrée dans le passé que tournée vers le futur.
Quoi qu’il en soit, La Cité du soleil est aujourd’hui un livre quasiment oublié. Fin de l’histoire ? Ugo Bellagamba tisse malgré tout un lien entre le texte de Campanella et le monde contemporain. « Les murs de la Cité du soleil fonctionnent comme des écrans, estime-t-il. Grâce aux inscriptions qui y figurent, les habitants peuvent acquérir, en déambulant, l’intégralité des connaissances requises. Cette projection fictionnelle est l’ancêtre de la pédagogie interactive sur écran. » Une bien mince révolution au regard du grand rêve qu’avait fait Campanella.
Une série en six épisodes
- A l’horizon, le rêve
- « Utopia », de Thomas More (1516)
- « La Cité du soleil », de Tomasso Campanella (1623)
- « L’An 2440 », de Louis-Sébastien Mercier (1771)
- Le phalanstère de Charles Fourier, conçu au début du XIXe siècle
- « Voyage en Icarie », d’Etienne Cabet (1840)
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Gilbert Garcin et ses utopies surréalistes