L’Italie restreint les opérations de sauvetage en mer des migrants
L’Italie restreint les opérations de sauvetage en mer des migrants
Par Jérôme Gautheret (Rome, correspondant)
Rome bloque le bateau d’une ONG et veut imposer un « code de conduite ».
Sur un navire de l’ONG Proactiva Open Arms, au large de la Libye, le 1er août. | Anna Surinyach / AP
Accusée de « favoriser l’immigration clandestine » plutôt que de sauver des vies, l’ONG allemande Jugend Rettet a été privée de son navire de secours en Méditerranée par les autorités italiennes, mercredi 2 août. La Luventa a été conduite sur l’île de Lampedusa puis placée sous séquestre par les gardes-côtes italiens, à la demande du procureur de Trapani (Sicile). Selon les magistrats italiens, les membres de Jugend Rettet entretiendraient des liens directs avec les trafiquants d’êtres humains qui lancent des embarcations depuis les côtes libyennes en direction de l’Europe, se faisant ainsi leurs auxiliaires. Leur enquête, amplement médiatisée mais dont aucun élément vérifiable n’a filtré, s’appuierait sur des écoutes téléphoniques ainsi que sur les observations d’agents ayant travaillé sous couverture.
Selon les autorités italiennes, ce développement n’a aucun rapport avec l’entrée en vigueur, mardi 1er août, du « code de bonne conduite » édicté par le ministère de l’intérieur italien, dont Jugend Rettet avait fait savoir la veille qu’elle ne le signerait pas. Reste que la coïncidence des deux événements, au moment même où le Parlement italien débattait des conditions d’engagement de navires militaires italiens dans les eaux libyennes, donne l’impression qu’une nouvelle phase s’ouvre dans la guerre des nerfs faisant rage depuis des mois entre Rome et les ONG opérant en Méditerranée centrale.
Pour le ministère de l’intérieur, le code de bonne conduite ne vise pas à remettre en cause le principe des secours en mer, mais bien à mettre de l’ordre dans des opérations qui échappent à son contrôle. Sur les neuf ONG qui opèrent dans le Canal de Sicile, seules trois ont donné leur accord : Proactiva Open Arms, Save The Children et Migrant Offshore Aid Station (MOAS), qui opère depuis Malte.
« Climat de suspicion »
Long de treize articles, le texte rappelle certaines des obligations déjà existantes. Parmi elles, l’obligation d’être localisables, l’interdiction d’entrer dans les eaux libyennes et le respect des consignes du Centre de coordination des secours en mer (MRCC) de Rome. Il contient en revanche d’autres considérations beaucoup plus problématiques, comme l’interdiction des opérations de transbordement hors impératif humanitaire, et surtout la présence de membres armés des forces de l’ordre italiennes à bord des navires. « Ce n’était pas possible pour Médecins sans frontières d’accepter cette condition, et ce pour des raisons plus faciles à expliquer en France que dans l’opinion italienne, qui est moins familière avec l’histoire de notre organisation. La neutralité est un principe absolu de notre action », rappelle Loris De Filippi, président de la branche italienne de MSF, qui dénonce la volonté italienne d’imposer des règles « absurdes » visant davantage à « limiter notre capacité d’action » qu’à être efficaces.
« Dans les discussions, les membres des ONG ont sans doute péché par angélisme et sous-estimé la volonté italienne d’imposer ces nouvelles règles, en même temps qu’ils surestimaient leurs marges de négociation, assure de son côté un humanitaire. Le gouvernement italien savait très bien que MSF ne pourrait pas signer, mais sciemment il n’a pas tenu compte des contre-propositions, profitant du climat de suspicion contre les ONG qui a été entretenu dans l’opinion italienne ces derniers mois. »
Il est pour l’heure, dans la pratique, bien difficile de voir comment ce règlement pourra s’appliquer. A cet égard, l’activité des derniers jours de l’Aquarius, affrété par SOS Méditerranée en relation avec MSF, est un exemple parlant. Mardi matin, le navire a été appelé par le MRCC à venir en renfort d’un cargo et du bateau d’une autre ONG signataire de l’accord, Proactiva. Cent dix-neuf personnes ont été secourues et mises en sécurité sur le navire de Proactiva, tandis que l’Aquarius était chargé de récupérer huit cadavres, qui ont été installés sur son pont avant. Quelques heures plus tard, le Centre de coordination l’envoyait cette fois secourir dix-sept Libyens à bord d’un petit canot à moteur, avant de lui demander de venir en aide aux occupants d’un grand navire en bois abritant 255 Erythréens, eux aussi en détresse au large des côtes libyennes. Puis les vivants et les morts ont été transférés à bord d’un autre navire, le Vos Hestia, de l’ONG Save The Children, qui dispose d’une chambre froide.
« Ecarter les réfugiés »
Comment réaliser de telles opérations sans ces fameux transbordements, que Rome veut interdire au nom d’un meilleur suivi ? « Cela compliquerait la tâche des ONG, les rendrait moins présentes sur le terrain des opérations tout en augmentant les coûts. Mais cela semble être précisément le but recherché », assène cette même source.
En même temps que le gouvernement italien cherchait à prendre le contrôle des opérations en mer, d’intenses tractations ont été menées auprès des tribus libyennes, sous la houlette du ministre de l’intérieur Marco Minniti. Pour l’heure, ces efforts semblent porter leurs fruits.
Le dernier élément du dispositif est le projet d’installer des navires militaires italiens dans les eaux libyennes, qui a été approuvé dans son principe par la Chambre des députés et le Sénat, mercredi 2 août. Cette partie de l’opération est peut-être la plus délicate, puisqu’elle pourrait exposer les forces italiennes à un important risque juridique, étant donné l’absence totale d’Etat de droit en Libye. « L’aide maritime italienne en Libye pourrait mettre en danger les migrants », a ainsi alerté l’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch, tandis qu’Amnesty International dénonçait, dans un communiqué, la volonté italienne de « chercher à se soustraire à leur obligation de secours ».
Pour John Dalhuisen, le directeur du programme Europe d’Amnesty, « cette stratégie honteuse n’est pas destinée à enrayer le nombre toujours croissant de victimes, mais à écarter les réfugiés et les migrants des côtes italiennes ». Depuis le début de l’année, plus de 2 300 personnes sont mortes ou portées disparues en Méditerranée.