Après avoir licencié l’auteur d’un manifeste sexiste, Google fait face à de virulentes critiques. / MIKE BLAKE / REUTERS

« Des Googlers nous écrivent, inquiets pour leur sécurité, inquiets qu’ils puissent être “mis sur la place publique” pour avoir posé une question. » C’est la raison invoquée par Sundar Pichai, le PDG de Google, pour expliquer l’annulation, à la dernière minute, d’une séance de questions-réponses à destination de tous les « Googlers » (les employés de l’entreprise) prévue jeudi 10 août. Il devait y répondre à leurs questions concernant l’affaire du manifeste sexiste, qui a pris des proportions inédites ces derniers jours dans l’entreprise.

Diffusé en interne par James Damore, un employé de Google, ce long texte critique la politique de diversité de Google, estimant notamment que le manque de femmes dans l’entreprise, et notamment chez les ingénieurs, s’explique non pas par le sexisme, mais par des « différences biologiques » entre les deux sexes. Pour lui, les femmes sont en moyenne naturellement moins attirées par le code que les hommes. Dans ce texte, James Damore dénonce aussi la discrimination positive qui a cours, selon lui, dans l’entreprise, mais aussi une « monoculture politiquement correcte » et un « biais de gauche » qui empêcherait les voix dissidentes comme la sienne de s’exprimer librement.

La circulation de ce texte sur les canaux internes de Google a déclenché une polémique dans l’entreprise, et même au-delà, puisque des employés ont – fait rare – dénoncé publiquement, sur les réseaux sociaux, des parties de ce texte. Pressé de réagir, Google a pris la décision lundi de licencier James Damore, ce qui a ravivé la polémique, cette fois-ci moins sur le terrain du sexisme que de la liberté d’expression.

Google assure être soutenu par ses employés

C’est dans ce contexte très tendu que Sundar Pichai devait prendre la parole jeudi face aux 60 000 employés de Google. Ce type de « réunion », régulière dans l’entreprise, est diffusée en direct afin que chaque salarié puisse y assister. Chacun peut poser à l’avance une question, et Sundar Pichai répond à celles qui ont obtenu le plus de votes de la part des « Googlers ». Cette session était particulièrement attendue. Selon le site spécialisé Wired, plus de 500 questions avaient été soumises et 135 000 votes recueillis. Wired donne plusieurs exemples de questions populaires :

« Le document affirme que Google met la barre moins haut pour les candidats issus de la diversité. Cela blesse les Googlers issus des minorités, parce que cela donne l’impression qu’ils sont moins qualifiés. Que pouvons-nous faire pour lutter contre cette perception ? »

Ou encore :

« Je suis un Googler conservateur modéré, et je suis angoissé à l’idée de partager mes opinions. La voix qui compte ici, c’est la voix libérale. Les voix conservatrices sont étouffées. Que fait la direction pour s’assurer que les Googlers comme moi se sentent acceptés et bienvenus, et pas seulement tolérés ou en sécurité face à des foules en colère ? »
Sundar Pichai souhaitait créer « de meilleures conditions pour avoir cette discussion »

Ces questions, comme d’autres, n’ont donc pas pu être posées jeudi. « Nous avions espéré pouvoir avoir une discussion franche et ouverte aujourd’hui, comme nous le faisons toujours pour nous rassembler et avancer ensemble », explique Sundar Pichai dans un message aux employés obtenu par le site ReCode. « Mais des questions sont apparues à l’extérieur et sur quelques sites, des Googlers sont maintenant nommés personnellement. » Sundar Pichai a annoncé qu’il souhaitait créer « de meilleures conditions pour avoir cette discussion » et a promis des espaces dans les prochains jours « où les gens se sentiront à l’aise pour parler librement ».

« La grande majorité d’entre vous soutient fortement notre décision. Un plus petit pourcentage aimerait que nous agissions davantage. Et certains sont inquiets à l’idée qu’on ne puisse pas parler librement au travail. Toutes vos voix et opinions comptent… Et je veux les entendre. »

Peu après l’annulation de la séance de questions-réponses, Sundar Pichai a participé, sur le campus de Google, à un événement rassemblant des jeunes filles, venues d’une centaine de pays différents, ayant remporté un concours de développement d’applications. « Je veux que vous sachiez qu’il y a une place pour vous dans cette industrie », leur a-t-il dit. « Il y a une place pour vous chez Google. Ne laissez personne vous dire le contraire. Vous êtes à votre place ici, et nous avons besoin de vous. »

Des employés harcelés

Depuis le licenciement de James Damore, de nombreux internautes ont pris sa défense, certains allant même jusqu’à mener des campagnes de harcèlement à l’encontre d’employés de Google. Danielle Brown, la nouvelle vice-présidente de la diversité dans l’entreprise, a par exemple décidé de rendre son compte Twitter privé après avoir reçu un flot d’insultes sur le réseau social.

Des employés violemment pris à partie sur les réseaux sociaux

Les employés de Google qui avaient publiquement critiqué le manifeste ont violemment été pris à partie sur les réseaux sociaux, certains faisant même l’objet de « doxxing », une pratique consistant à dénicher et rendre publiques des informations personnelles dans un but malveillant. Des messages ont circulé rassemblant les profils d’employés de Google, généralement des femmes et des personnes LGBT, assortis de commentaires critiquant leur présence chez Google. Milo Yiannopoulos, célèbre figure de l’alt-right américaine, a par exemple écrit sur Facebook, pour accompagner huit profils d’employés de Google :

« Quand on regarde qui travaille chez Google, on comprend mieux… »

Parallèlement, James Damore, l’auteur du texte polémique, relativement discret jusqu’ici en ligne, a enchaîné les interviews après son licenciement – en commençant par un entretien avec un youtubeur proche de l’alt-right. A Bloomberg, il a dit qu’il se sentait « blessé » et « trahi » par Google. « L’objectif de ce mémo était d’améliorer Google et la culture de Google, et ils m’ont puni et humilié pour ça. » James Damore, qui a annoncé avoir porté plainte contre Google auprès de l’inspection du travail, a ouvert un compte Twitter mardi, appelé@Fired4truth (« viré pour la vérité »), déjà suivi vendredi par plus de 28 000 utilisateurs. Il y pose notamment avec un t-shirt estampillé d’une parodie du logo de Google, transformé en « Goolag » – comme les camps de travail forcé de l’URSS où étaient déportés les opposants politiques.