Une star de l’architecture veut redonner vie à Jamestown, quartier historique déshérité d’Accra
Une star de l’architecture veut redonner vie à Jamestown, quartier historique déshérité d’Accra
Par Moina Fauchier-Delavigne (envoyée spéciale à Accra)
L’Afrique en villes (18). Joe Addo a ouvert une galerie d’art puis un café dans le centre de la capitale du Ghana. Mais les promoteurs touristiques, eux aussi, lorgnent l’endroit.
L’architecte Joe Addo devant le Jamestown Café, à Accra, en mai 2017. / Joe Addo
« Eeeezy FM. 107.5 ! » Il est 15 h 30, un samedi de juin, au Jamestown Café, dans le centre historique de la capitale ghanéenne. Au micro pour son émission de radio hebdomadaire, Joe Osae-Addo, un architecte de 57 ans rentré au pays après une brillante carrière aux Etats-Unis et devenu cafetier depuis peu. Autour de la table, une écrivaine, un architecte, un ancien maire d’Accra… pour discuter compétition de design et inspiration.
Le café en question est situé dans un ancien entrepôt au bord de High Street, la rue principale du quartier de Jamestown, à quelques mètres de la mer, invisible. La décoration est rustique mais choisie : quelques affiches au mur ; des poutres apparentes en dessous du toit en tôle ondulée ; au plafond, des ventilateurs en rangs serrés ; et au sol, une seule grande table en une forme de Y – pour le fondateur du lieu, il faut s’assurer que tout le monde discute ensemble.
Joe Addo a étudié à Londres, à l’Architectural Association, la plus ancienne des écoles d’architecture indépendantes du Royaume-Uni, avant de commencer sa carrière en Finlande puis en Angleterre et de passer une vingtaine d’années aux Etats-Unis. Il a en particulier travaillé avec l’architecte Bernard Zimmerman, avec qui il a notamment co-fondé le A + D, le musée d’architecture et de design de Los Angeles.
La ville a tourné le dos à la mer
Architecte, cafetier et animateur radio ? Cela semble évident pour cet animal très social selon qui « l’architecture n’est pas juste une histoire de portes et de fenêtres, il faut expérimenter et mettre les choses en place ». Or pour lui, le quartier de Jamestown « est le seul endroit inspirant d’Accra, avec assez d’espace pour pouvoir expérimenter une nouvelle façon de faire de l’architecture ».
Cet endroit était, avec son port, le centre d’export (en particulier pour le trafic d’esclaves jusqu’au début du XIXe siècle) et le cœur de l’administration du pays, au temps où le Ghana était une colonie britannique et s’appelait la « Gold Coast ». Mais la construction du port de Takoradi, dans les années 1920, a porté un coup fatal au quartier, et Accra a tourné le dos à la mer. Jamestown est peu à peu devenu l’un des endroits les plus pauvres de la ville.
Le phare de Jamestown, à Accra, au Ghana, en juillet 2017. / PIUS UTOMI EKPEI / AFP
Quasiment tous les bâtiments historiques tombent en ruines, entourés de constructions basses. Il y a bien de rares touristes pour visiter l’ancien phare, mais le quartier est surtout connu aujourd’hui pour ses clubs de boxe – plusieurs champions internationaux de la discipline en sortent –, ses pêcheurs – mais les poissons se font rares –, ses bidonvilles et sa plage – que beaucoup utilisent pour déféquer.
Aboubakari Taylor, 42 ans, tee-shirt rouge près du corps et biceps saillants, travaille au café l’après-midi. Le matin, il entraîne l’équipe nationale d’haltérophilie. « Les gens de Jamestown sont très forts. Ils sont connus pour cela », explique-t-il non sans orgueil.
Bâtiment colonial
Avant d’ouvrir un café, Joe Addo a d’abord lancé, à son retour au Ghana, un « salon » pour discuter idées et arts, une fois par mois, dans un hôtel confortable de la ville. Cela a duré six ans, en parallèle de son agence d’architecture. Puis il a ouvert, à Jamestown, une galerie d’art dans le bâtiment colonial en face du café. En ce moment y sont exposées des photos du célèbre James Barnor, photojournaliste et portraitiste originaire de Jamestown qui a introduit la photo en couleur au Ghana.
Puis Joe Addo a rénové l’ancien entrepôt pour le transformer en café ; c’était en septembre 2016. « A Paris, ça semble très simple de rénover un bâtiment, mais ici personne n’y croyait », témoigne-t-il. Il est aussi président de l’organisation ArchiAfrika, dont l’objectif est de mettre l’architecture africaine sur la carte du monde.
Joe Addo aimerait que son café soit rentable d’ici un an. Puis il compte ouvrir une boutique à côté, un petit marché extérieur, remodeler le bâtiment de la galerie en aménageant des chambres d’hôtes avec un jardin et enfin, dans cinq ans, construire un petit immeuble sur la mer. Joe, qui aime vivre confortablement et ne se voit pas du tout comme un chevalier en armure qui va sauver les pauvres, veut « développer la zone de façon durable et profitable. »
Le charismatique architecte, tout de blanc vêtu, anime son talk-show armé d’un verre d’eau de la taille d’un vase. Pendant l’émission en direct, ça rigole beaucoup et les invités défilent. Au téléphone, les architectes se succèdent, depuis Lomé ou Boston, et même Francis Kéré à Londres. « Le plus grand architecte burkinabé » est en train de terminer les préparatifs pour l’inauguration du pavillon d’été de la Serpentine Gallery. Il est le premier Africain à s’être vu confier la conception de cet endroit prestigieux.
A chaque pause musicale de l’émission, Joe, ambianceur du lieu, bondit de son siège pour accueillir les nouveaux arrivés au café, amis ou inconnus. En fin de journée, un jeune lui lance en partant : « J’adore cet endroit, je veux amener ma copine ici. » « Vous avez entendu ? Quel compliment ! Grâce à ce simple espace ! Je ne pense pas que beaucoup d’architectes entendent ça après avoir terminé un immeuble », s’émerveille notre cafetier, comblé.
« Ils rêvent de tout raser »
Joe Addo n’est pas le seul à s’intéresser à Jamestown. Avant même son installation, un groupe d’artistes y a lancé dès 2011 un festival, le « Chale Wote ». Arts visuels, musique, performances… En quelques années, l’événement, qui se déroulait initialement sur une journée dans quelques rues du quartier, a attiré des personnes en nombre et a acquis une belle notoriété. Cette année, du 14 au 20 août, il s’étend dans une dizaine d’endroits de la capitale et 200 artistes basés au Ghana ou à l’étranger y participent. Derrière cette initiative, un duo d’entrepreneurs qui travaillent dans l’art, convaincus que ce type d’événement peut favoriser la croissance du tourisme au Ghana.
Le Jamestown Café, à Accra, en juin 2017. / DR
Joe Addo voudrait lui aussi que Jamestown devienne la clé du développement de la capitale. Pour cela, il faut parvenir à mêler harmonieusement les bâtiments historiques et les constructions modernes. Juste à côté, un immeuble en construction fait figure de contre-exemple : une grosse tour en béton d’une dizaine d’étages.
« Les responsables politiques voient les choses très différemment », explique Nat Nuno Amarteifio, architecte, historien, ancien maire d’Accra et invité régulier de l’émission de Joe Addo. « Ils ne se rendent pas compte du potentiel de Jamestown et de sa richesse. Ils rêvent juste de tout raser pour construire un quartier tout neuf pour ressembler à Singapour. Comme dans tous les pays en développement, ils veulent participer à la culture des gratte-ciel. Ils voient Abidjan et veulent faire pareil. Mais on ne bâtit pas une industrie du tourisme avec uniquement des Kempinski ou des Movenpick. »
A une centaine de mètres à l’est du café, un énorme projet est à l’étude : le Marina Drive. Au programme : un grand complexe touristique de 80 hectares, sur la plage, comprenant hôtels de luxe, casinos et centres commerciaux. Pour Nat Nuno Amarteifio, c’est « tristement typique de la politique de l’Etat : un énorme projet de plusieurs millions de dollars, qui risque de complètement bouleverser le quartier ». « Il va y avoir plein de Blancs, qui vont être logés en hauteur, avec vue sur la mer, et les habitants de Jamestown vont être chassés, poursuit l’ancien maire. Ça va ressembler aux autres Marina Drive, comme à Hong Kong ou à Monaco… »
Le sommaire de notre série « L’Afrique en villes »
Cet été, Le Monde Afrique propose une série de reportages dans seize villes, de Kinshasa jusqu’à Tanger.