Issam Othman, disciple de Marx et grand frère des réfugiés de Vichy
Issam Othman, disciple de Marx et grand frère des réfugiés de Vichy
Par Pierre Lepidi (envoyé spécial à Vichy)
Emprisonné dans les geôles soudanaises pendant neuf ans, ce militant communiste est arrivé en France en 2000. Il est un guide pour le groupe Soudan Célestins Music.
Issam Othman, à Vichy, en juin 2017. / SANDRA MEHL POUR LE MONDE
Il ne joue pas d’instrument, ne chante pas non plus, mais il est indispensable. Au sein du groupe Soudan Célestins Music, que Le Monde suit à Vichy dans le cadre de la série « Les nouveaux arrivants », Issam Othman est le conseiller, le professeur, le grand frère. Il est arrivé en 2000 à Vichy, où vit aujourd’hui le groupe de réfugiés. « Je devais être le premier Noir de la ville quand je suis venu, raconte le Soudanais avec un léger sourire. J’ai été accueilli à bras ouverts dans cette ville et je m’y suis toujours senti bien. »
Il parle en vous regardant fixement dans les yeux, avec cette voix posée qu’ont les marins qui ont navigué sur toutes les mers du globe. Issam Othman est communiste et il en est fier. Rien ne pourra jamais le faire dévier de son idéal, « qui n’a rien à voir avec le régime de Staline, mais qui pour moi se fonde sur le partage des richesses et une vision collective et généreuse de la société. » Beaucoup ont essayé de le faire renoncer à son engagement, de le faire plier. En vain.
« Mon oncle a été exécuté »
Né à Khartoum en 1964, Issam Othman est éduqué par son oncle Mustafa Mahamat Saleh, militant communiste au Soudan. En 1971, suite à un coup d’Etat manqué par des partisans de la faucille et du marteau, le régime dirigé par Gaafar Nimeiry se durcit. Des rafles sont organisées. « J’avais 8 ans quand les hommes de la sécurité sont venus chercher mon oncle à la maison, se souvient Issam Othman. Avec ma cousine, nous avons essayé de résister, de le retenir. Mais nous avons été bousculés et j’ai perdu connaissance. Quelques jours plus tard, mon oncle a été exécuté. » Dans une lettre, ce dernier avait demandé à sa femme de léguer à son neveu les centaines de livres de sa bibliothèque. Parmi eux, il y a Le Capital de Marx. C’est une révélation : « J’avais une quinzaine d’années et je me suis dit : “Voilà la société dont je rêve, voilà le modèle qu’il faudrait…” »
Issam Othman poursuit des études d’économie à la faculté de Khartoum, où il milite également. Il est souvent menacé pour ses idées, parfois attaqué. Le 30 juin 1989, le général Omar Al-Béchir organise un coup d’Etat militaire et s’empare du pouvoir. Celui qui dirige encore aujourd’hui le Soudan – et qui sera à partir de 2008 sous le coup d’un mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale pour crimes de génocide et crimes contre l’humanité – dissout alors le Parlement et tous les partis politiques. Dès le lendemain du coup d’Etat, Issam Othman est arrêté et jeté en prison, où il retrouve des dizaines de camarades. « Nous étions dans des cellules de 60 et, entre les prisonniers politiques, il y avait beaucoup d’entraide et de fraternité, se souvient-il. On me donnait notamment des cours de maths et j’en donnais d’autres d’économie. »
Il est relâché un an plus tard mais, après dix jours de liberté, il est arrêté de nouveau et cette fois incarcéré dans un camp militaire. Dans ce centre surnommé « la maison des fantômes », il découvre l’enfer. Dans le noir total, seul dans un cube de béton d’une surface d’1 m² et haut d’1,5 m, il s’accroche à la vie et à son idéal pendant des semaines et des mois interminables. Pour dormir ? « J’arrivais à m’allonger sur le dos et à replier mes jambes près de ma tête, mime-t-il. On avait le droit d’aller aux toilettes seulement une fois par jour. »
Quand il quitte sa cellule, c’est aussi pour être torturé. « Lorsque je n’étais pas brûlé au fer à souder, je servais de cendrier », dit Issam en relevant son tee-shirt pour montrer les marques de brûlures dans son dos. Comment résister, ne pas lâcher un renseignement, quand on vous écrase les pouces à coups de marteau ? « On est dans un combat et on doit se battre pour ne pas laisser la victoire à l’ennemi, dit-il en vous fixant dans les yeux. Ne rien dire, ne rien avouer… Pas un nom, pas une adresse ! Vous attendez l’évanouissement, mais il ne vient pas. Puis, après un certain stade, il se produit comme un déclic psychologique : plus vous résistez à votre bourreau et plus vous ressentez la peur qui naît en lui. Est-ce parce qu’il se fait peur et honte à lui-même ? Dans sa voix, dans sa respiration, la peur est bien là. Et vous vous nourrissez d’elle pour résister encore plus et vous enfermer dans votre silence. »
Ce qui a permis à Issam Othman de tenir – certains compagnons sont morts, d’autres ont eu de lourdes séquelles physiques et psychologiques –, c’est la force du groupe. « La nuit, nous entendions les camarades chanter dans leur cellule. Pour essayer de garder le moral, je me forçais aussi à marcher… » D’un bond, il se lève de sa chaise, s’accroupit et avance la jambe droite. En une fraction de seconde, il fait demi-tour et lance la gauche… Et ainsi de suite, avec un naturel déconcertant : « Après la maison des fantômes, on m’a remis dans une prison classique. J’avais connu tellement de souffrances que j’ai eu l’impression de recouvrer la liberté ! »
« 9 ans, 7 mois et 23 jours derrière les barreaux »
Derrière les hauts murs, la résistance des détenus politiques s’organise. Par différentes astuces (en écrivant notamment sur les étiquettes collées sur les sachets qui emballent les sandwichs), ils envoient des messages à l’extérieur, révélant par exemple le nom de certains bourreaux dont ils ont reconnu les voix… Leur lutte se fait ainsi connaître, bien au-delà des frontières du Soudan. Le 20 mai 2000, « après 9 ans, 7 mois et 23 jours », Issam Otman est libéré sous l’égide de l’ONU avec 36 autres détenus politiques.
A l’époque, deux ans après les attaques des ambassades de Nairobi (Kenya) et Dar es-Salaam (Tanzanie) en 1998, parmi les premières revendiquées par Al-Qaida, les Américains ont les nerfs à vif et sont prêts à tout pour mettre la main sur Oussama Ben Laden, encore inconnu du grand public. Ce dernier s’est réfugié en Afghanistan, mais vivait deux ans plus tôt au Soudan. Les services secrets américains ont toujours pensé qu’il y avait des connexions entre le terroriste et ce pays d’Afrique. En 2000, ils ont même bombardé une usine pharmaceutique, basée sur le sol soudanais, car ils la soupçonnaient de préparer des armes chimiques pour le compte du terroriste.
Omar Al-Béchir a t-il voulu améliorer son image sur la scène internationale en libérant, sous la pression de plusieurs organisations humanitaires dont Amnesty International, des dizaines de prisonniers politiques ? A t-il pensé que la menace communiste était écartée dans son pays ? « Je ne sais pas, répond Issam Othman. Je n’étais qu’un pion au milieu d’un immense échiquier. » A sa sortie, le détenu retrouve sa fiancée qu’il n’avait pas vue depuis son arrestation. « Je n’ai reçu aucune visite pendant ma détention, raconte-t-il. Un camarade avait eu le malheur de faire venir sa femme. Elle a été violée par des militaires devant lui. »
Sitôt libéré, Issam Othman s’envole deux jours plus tard vers Paris, avec celle qu’il vient tout juste d’épouser. Ils sont hébergés dans un hôtel du XVIe arrondissement – « le comble pour un communiste » – et dînent quelques jours plus tard avec Lionel Jospin, premier ministre, qui leur assure son soutien.
« Je rêvais d’être actif, de m’engager, se souvient-il. Je voulais apporter quelque chose de positif à ce pays qui m’accueillait. Il n’était pas question de rester oisif et d’attendre l’argent tomber du ciel. » Il rejoint l’Auvergne et s’installe à Cusset, un village situé à quelques kilomètres de Vichy. Le maire René Bardet est communiste et la relation forte qui se noue entre les deux hommes rappelle au Soudanais celle qu’il avait tissée avec son oncle. Issam Othman multiplie les petits boulots (terrassement, abattoirs, nettoyage de vitres…) et reprend les études à l’université de Clermont, où il décroche un Master 2 en économie.
En 2004, il obtient la nationalité française et, quatre ans plus tard, travaille à la Communauté d’agglomération de Vichy au service des finances. Dans le cadre d’un projet de reconversion en 2016, il reprend une formation pour devenir professeur de FLE (français langue étrangère), où il écrit une pièce de théâtre, Le Petit Prince dans son jardin potager.
« Professeur Issam »
« Dès qu’il a vu arriver de jeunes Soudanais par dizaines, Issam s’est immédiatement proposé de les aider, de les conseiller, explique Pablo Aiquel, journaliste et manager bénévole du groupe Soudan Célestins Music. Comme il donne des cours de français, ils l’ont très vite appelé “Professeur Issam”, avec tout le respect que cela implique. Il est un vieux sage toujours disponible pour accompagner l’un ou l’autre chez le médecin ou à l’hôpital. »
Au fil des années, Issam Othman, qui est devenu père de deux enfants de 16 et 5 ans, s’est reconstruit intérieurement. « J’ai fait beaucoup de cauchemars et il a fallu que je travaille énormément sur moi-même, explique-t-il. Faire du bénévolat m’a aidé et, aujourd’hui, je vais mieux même si je ne suis pas à 100 %. S’ils me le demandaient, je serais prêt à pardonner à ceux qui m’ont fait souffrir car je n’ai pas de haine en moi. »
En 2001, il a pris sa carte au Parti communiste car « même si le mouvement s’essouffle, je continue de penser que l’avenir c’est le collectif et pas l’individualisme. » Avec les jeunes du Soudan Célestins Music, il se sent à l’aise dans son rôle de guide. Il les accompagne partout et rêverait de les voir interpréter des chansons de Jean Ferrat.
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