A Dublin, la ville qui veille sur Conor McGregor
A Dublin, la ville qui veille sur Conor McGregor
Par Adrien Pécout (Dublin, République d'Irlande)
Champion de MMA, l’Irlandais disputera son premier combat de boxe professionnel dans la nuit de samedi à dimanche à Las Vegas, face à l’Américain Floyd Mayweather.
Crumblin Boxing Club. / Le Monde
Sa proposition a quelque chose d’inouï, alors il a préféré l’écrire sur un carnet. Pour une « interview + photos », compter 500 euros. Et 1 000 euros pour tourner, en sus, quelques images avec une caméra. « Notre club a décidé de demander aux médias des contributions pour continuer à le faire fonctionner, parce qu’il ne touchera aucun argent du combat de Conor McGregor », explique d’abord Philip Sutcliffe, ancien boxeur de l’Irlande aux Jeux olympiques, aujourd’hui entraîneur du Crumlin Boxing Club.
A Crumlin, dans ce quartier populaire de Dublin, l’homme s’adapte aux prix du moment. Ou plutôt, à la démesure du combat de boxe prévu des milliers de kilomètres plus loin aux Etats-Unis, dans la nuit de samedi 26 à dimanche 27 août : l’Irlandais Conor McGregor, enfant du quartier, affrontera à Las Vegas l’Américain Floyd Mayweather. Le combat à 1 milliard de dollars, prédisent déjà les économistes qui songent à tout l’argent des droits télé. « Le combat du siècle », selon ses promoteurs (hyperbole déjà utilisée pour le duel de Mayweather et Manny Pacquio… il y a deux ans). Le combat de l’esbroufe, selon ses détracteurs.
Combat de choc ? Combat en toc ? Pour résumer, ce duel, qui truste déjà les « unes » des journaux, opposera des combattants rompus à deux sports différents. McGregor a tâté de la boxe dans sa jeunesse, mais jamais encore en professionnel : le Dublinois de 29 ans s’est fait un nom grâce au MMA, pour martial mixed arts (« arts martiaux mixtes »). Mayweather, lui, est un boxeur pur jus. Une légende de la discipline. Les strass de Vegas réuniront les deux hommes sur le coup de 21 heures, heure locale : 5 heures du matin à Paris, 4 heures à Dublin.
En Irlande, la boxe est affaire sérieuse, et chacun a son mot à dire sur ce combat dépourvu de tout trophée officiel. Ici, cette librairie expose en devanture la biographie de McGregor. Là, ce client d’un fast-food qui vous demande tout à trac, lorsqu’il comprend qu’il a affaire à un visiteur étranger : « McGregor ou Mayweather ? » Question rhétorique, bien sûr. Dans son édition de vendredi, The Herald s’en tient plutôt à une analogie : le quotidien compare ce combat à ceux « dans le Colisée de la Rome antique, où s’affrontaient des gladiateurs de différents styles ».
Sport de la « classe ouvrière »
Le journal cite aussi Vincent Van Gogh, qui disait peindre ses rêves. Puis félicite McGregor d’avoir « osé rêver » dans sa carrière de sportif. Vendredi, l’article se concluait de la sorte : « Demain [samedi soir] le plombier deviendra un artiste ». L’histoire de l’Irlandais est en effet celle d’un self-made-man comme on pourrait la conter au cinéma : un ancien plombier au chômage devenant un sportif riche et célèbre à la seule force de ses poings et qui offre des BMW à ses sœurs, sa mère et son père, chauffeur de taxi pendant de longues années.
Dans les rues de Crumlin, cette histoire parle. A l’extérieur du petit bâtiment qui accueille les boxeurs, Damien Murphy attend son tour. Employé dans une compagnie d’assurances, l’entraîneur bénévole rappelle les origines de la boxe, sport de « la classe ouvrière » plutôt que des nantis. Il illustre son propos avec la comparaison de deux zones postales : Dublin 12, celle de Crumlin, et Dublin 4, celle du centre-ville. « A Dublin 12, on fait de la boxe. A Dublin 4, du rugby. »
Crumblin Boxing Club / Le Monde
Chômage et inégalités sociales frappent depuis longtemps le quartier et son enfilade de maisons, drapeaux de l’Irlande aux fenêtres de certaines. Presque un quart de ses habitants touchaient les aides sociales en 2002, selon un rapport du « National Advisory Committee on Drugs ». Six ans plus tard, la crise financière des subprimes est aussi passée par là, l’Irlande devenant l’un des premiers pays européens à en subir les ravages.
La bâtisse du Crumlin Boxing Club résiste. Sur le seuil, une mosaïque de portraits où figure la centaine de membres. « Une famille élargie », selon Nicola Hayden, mère de famille qui entraîne également. A l’intérieur, la photographie d’un de ses quatre enfants a déjà sa place sur le mur des célébrités, face au ring principal : à 16 ans, William a remporté l’an passé le championnat européen des scolaires, en Croatie. Le club a accroché des photos de ses nombreux boxeurs déjà titrés au niveau régional ou national. Aucune de Conor McGregor. Le Dublinois a pourtant enfilé les gants dès l’âge de 12 ans. Sans obtenir le palmarès requis.
Insurrection de Pâques
Philip Sutcliffe accepte finalement quelques questions et des photos sans contrepartie financière. « Ailleurs, à l’étage, on avait quand même affiché cinq photos de lui, mais elles ont été volées depuis qu’il a commencé à être célèbre. » En revanche, le blazer vert encadré au mur est toujours là : M. Sutcliffe a porté ce costume de la délégation irlandaise lors des Jeux de 1980 à Moscou, avant de disputer ceux de 1984 à Los Angeles.
Dans l’un comme dans l’autre, aucune médaille personnelle. Mais la boxe reste « le sport où le pays a le plus de succès aux Jeux », rappelle l’entraîneur du Crumlin Boxing Club, dont un trèfle irlandais orne le logo. Depuis un siècle, les boxeurs de la République d’Irlande ont déjà rapporté 16 médailles olympiques, dont deux en or. Soit davantage que toutes celles réunies en athlétisme, natation, voile, aviron et équitation.
A côté des rings de boxe, des terrains de football gaélique et de football tout court s’offrent aux habitants du quartier. « Le parcours de McGregor peut donner aux gens de l’espérance, de la motivation », estime Daniel Whelan, un footballeur amateur qui travaille justement comme plombier, l’ancienne profession de la vedette. Juste à côté, deux plaques rappellent que le parc Willie-Pearse doit son nom au frère de Patrick Pearse, l’un des meneurs de l’insurrection de Pâques contre l’armée britannique, en 1916.
Joint par Le Monde, l’historien Mike Cronin estime que « l’importance de la boxe dans l’identité irlandaise » remonte même « aux années 1880 et au légendaire Dan Donnelly ». « Ce sport a permis d’affirmer une fierté nationale », y compris pour les Irlandais partis aux Etats-Unis. Le professeur au Boston College de Dublin souligne aussi l’ascendant des boxeurs catholiques de la République d’Irlande au détriment des protestants nord-irlandais, quand bien même l’Irish Athletic Boxing Association’s unifie les deux parties de l’île.
« Un Dieu, une idole »
Au Straight Blast Gym, club de MMA dublinois. / Le Monde
Aujourd’hui, l’ancien plombier et sa compagne ont acheté un manoir dans un domaine privé, à proximité de la capitale. Mais il lui arrive encore de rouler à Crumlin, qu’il avait quitté dès l’adolescence pour emménager avec ses parents dans une autre banlieue de Dublin. Pour avoir une chance de le trouver dans son quartier d’enfance, mieux vaut quitter le club de boxe. Le nouveau repaire du combattant dégage moins de charme : le Straight Blast Gym (gymnastique directe) se trouve coincé entre deux concessionnaires automobiles.
Ici se pratiquent donc les arts martiaux mixtes, une pratique libre dont la violence incite toujours le gouvernement français à en interdire les compétitions. Cette fois, face à la ligne de tramway, facile de trouver une photo de McConor : une grande affiche présente le bâtiment comme « la maison du premier champion du monde » déjà sacré dans deux catégories différentes d’Ultimate Fighting Championship (UFC), la puissante ligue organisatrice américaine d’arts martiaux mixtes.
A l’intérieur, accueil direct : « Vous voulez écrire un article négatif ou un article positif ? » Peu après, sans sacrifier aux présentations d’usage, un homme se fait encore plus direct : « Maintenant, partez, ou vous aurez des problèmes. » A croire que les journalistes commencent à agacer, dans les parages, la rançon du succès pour « Notorious » (« célèbre »), l’un de ses surnoms. « Maintenant, quand McGregor vient, il passe par l’entrée de derrière. Sinon les gens veulent le prendre en photo », raconte Nelly.
Cette infirmière française installée en Irlande pratique une autre discipline, le ju-jitsu. Elle a croisé McGregor pour la dernière fois « il y a environ deux mois ». « Quelqu’un de très gentil », assure-t-elle. « Un Dieu, une idole », pour certains de ses compatriotes, qui « parlent tout le temps de lui », ajoute-t-elle. Si bien qu’aujourd’hui l’Irlandais attire avec lui toute une génération de petits Irlandais qui veulent l’imiter et pratiquer le MMA, qu’il a commencé à l’âge de dix-huit ans. « Ce n’est pas plus dangereux que le rugby », approuve Nelly.
« Papi » Mayweather
McGregor et sa barbe rousse, sa ménagerie tatouée sur le corps (un gorille et un tigre, son autre surnom), ses incessantes fanfaronnades, ses costumes trois pièces de dandy… En un mot, un personnage. Emma O’Rourke, qui promène son dogue en jogging dans les rues de Crumlin, trouve le personnage « arrogant ». « Il se vante trop », ajoute l’ingénieure, à deux pas d’un solarium narguant la pluie locale.
Le petit Joseph Jr Roland, 7 ans, le trouve plutôt fascinant : dans un autre club du comté dublinois, à Rathcoole, le gamin en débardeur veut déjà se mettre au MMA après avoir vu « McGregor à la télévision ». Un peu de patience, pour le moment : à son âge, les petits pratiquent surtout le ju-jitsu comme une propédeutique. Sa mère a accepté. « On vit dans un monde dangereux, il faut apprendre à se défendre », argumente-t-elle.
Pour une fois, elle va faire une folie. « Comme il veut regarder le combat, il va se coucher à 9 heures du soir puis je vais le réveiller vers 3 heures du matin. » Au comptoir, Dave Roche sourit. L’entraîneur principal explique pourquoi : « Depuis des semaines, je vois les enfants rendre fous leurs parents » pour obtenir l’autorisation de veiller aussi tard le soir du combat. Une exception dans l’année. « La seule avec la nuit Noël », s’esclaffe-t-il.
En attendant, Joseph Junior a un pronostic, prévisible : il voit McGregor s’imposer face à Mayweather, que le gamin va jusqu’à qualifier de « papi ». Dans les rues de la capitale, les nombreuses boutiques de bookmakers affichent moins d’optimisme sur leurs vitrines : à en juger par leur cote de paris, l’Irlandais part dans la position de l’outsider face au multiple champion du monde de boxe, qui disputera son 50e combat professionnel.
Affiche de bookmakers, à Dublin.