LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, entre les lignes de trois romans-enquêtes et d’un essai d’un genre hybride qui ont en commun de plonger dans le passé, les lecteurs découvriront une superbe histoire d’amour entre un fils et son père, une émouvante histoire de famille, une quête scientifique et un conte polyphonique.

Roman. « La Serpe », de Philippe Jaenada

Dans la nuit du 24 au 25 octobre 1941, en Dordogne, dans le château d’Escoire, trois personnes ont été massacrées à coups de serpe. Henri Girard, qui est le fils de l’une des victimes et le neveu d’une autre (la troisième travaillait pour la famille), dormait dans une autre aile de cette maison fermée de l’intérieur et n’a rien entendu. Tenu pour l’unique suspect, il sera pourtant acquitté en 1943, mais le soupçon lui collera à la peau jusqu’à sa mort, en 1987 – entre-temps, il sera devenu l’écrivain Georges Arnaud, auteur du Salaire de la peur (Julliard, 1950).

Si La Serpe, de Philippe Jaenada, commence comme une partie de Cluedo, sur les traces d’un crime ancien, dans une atmosphère ludique, on ne le referme pas du tout dans cet état d’esprit. Car ce roman, qui fait de l’exégèse d’un dossier judiciaire l’efficace ressort de son suspense, finit par mettre toutes les armes à sa disposition – l’intelligence pas ramenarde, la délicatesse bourrue, la minutie, l’humour et l’empathie caractéristiques de l’auteur – au service d’une cause : rendre son honneur à Henri Girard.

Plongeant dans les archives, Jaenada lit, compare les conclusions, fait appel à son esprit de déduction. Il réinvente en partie le genre du roman de procès et lui applique sa patte unique, faite d’une drôlerie tendre et sombre. Surtout, rendant à Henri Girard son statut d’innocent et de victime ayant perdu son père adoré, il transforme mine de rien La Serpe en une superbe évocation de l’amour paternel et de l’amour filial. Raphaëlle Leyris

JULLIARD

La Serpe, de Philippe Jaenada, Julliard, 648 p., 23 €.

Essai. « Retour à Lemberg », de Philippe Sands

Ce n’est pas un manuel de droit, même si l’on y suit la naissance de deux concepts juridiques essentiels du XXe siècle, le crime contre l’humanité et le génocide, lesquels, avant 1945, n’avaient ni nom ni sanction. Ce n’est pas un ouvrage d’histoire, même si, avec celle de leurs inventeurs, Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, on plonge dans ce Monde d’hier cher à Stefan Zweig (1944).

Ce ne sont pas non plus des Mémoires même si, comme dans un thriller, on suit les traces mystérieuses du grand-père de l’auteur, Leon Buchholz, né à Lemberg en 1904, un homme qui avait enterré la première partie de sa vie, lorsque, sous la menace nazie, il avait dû fuir Lemberg, puis Vienne, jusqu’à Paris.

Qu’est-ce alors que ce Retour à Lemberg ? Un fascinant objet littéraire – fluidité du style et composition forçant l’admiration – extrêmement inventif, mêlant tout cela et bien d’autres choses encore, dont une réflexion très personnelle et complètement universelle, sur ce qui constitue le noyau dur de nos identités, l’idée d’appartenance, les traces indélébiles laissées par les secrets de famille et tous ces silences qui, à notre insu, nous hantent et nous façonnent.

Sands s’y montre sous les traits d’un visionnaire optimiste – nous ne sommes encore qu’aux débuts du droit international. D’un petit-fils bouleversé par l’émouvante histoire de sa famille maternelle. Et d’un juriste-écrivain-détective exceptionnel, nous obligeant à tourner fiévreusement chaque page de ce très saisissant ouvrage. Florence Noiville

ALBIN MICHEL

Retour à Lemberg (East West Street. On the Origins of Genocide and Crimes Against Humanity), de Philippe Sands, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist, Albin Michel, 544 p., 23 €.

Roman. « Les Vacances », de Julie Wolkenstein

Qu’il est agréable, l’heure de la rentrée à peine sonnée, d’être invité à repartir en vadrouille. Si la littérature a quelques privilèges, celui de s’affranchir des contraintes d’agenda n’est pas le moins plaisant. Dans son huitième roman, Les Vacances, Julie Wolkenstein s’autorise, avec un plaisir évident, à jouer de toutes les libertés qu’offre l’écriture fictionnelle – y compris celle de mettre le scénario du premier long-métrage d’Eric Rohmer (1920-2010), jamais sorti au cinéma, au centre d’une enquête digne d’un polar.

Les Petites Filles modèles, adapté du classique de la comtesse de Ségur, est un film fantôme, que personne ou presque n’a pu voir. Et dont la production, financée par Joseph Kéké (1927-2017), un étudiant béninois, a été brutalement interrompue par celui qui deviendrait plus tard ministre dans son pays.

L’aura mystérieuse dont est nimbé le long-métrage, que les biographes de Rohmer considèrent comme « le premier film de la Nouvelle Vague », est suffisante pour que des universitaires, chercheurs en littérature, se transforment en véritables détectives, traquant les indices, suivant les pistes qui s’ouvrent à eux, élaborant des hypothèses qu’il leur faut aller vérifier en Normandie, sur les lieux du tournage.

Cette enquête, dont l’efficacité narrative est redoutable, tend de manière suffisante le récit pour que, libérée des contraintes d’intrigue, la romancière puisse consacrer l’essentiel de son propos aux menus détails du quotidien grâce auxquels naît une complicité entre deux chercheurs de générations différentes.

Les Vacances est un roman diablement vivant, qui épouse la spontanéité des échanges aussi bien qu’il sait jouer des temps de délibérations intérieures, d’hésitations ou de scrupules, sans jamais paraître inutilement bavard. C’est aussi un roman joyeux, bienveillant sans naïveté et moins léger qu’il n’y paraît d’abord, qui n’ignore pas que toute recherche scientifique est aussi et parfois avant tout une enquête sur soi-même. Florence Bouchy

P.O.L

Les Vacances, de Julie Wolkenstein, P.O.L, 368 p., 18,90 €.

Roman. « Jérusalem », d’Alan Moore

Blanc de craie, épais comme un grimoire, plus polyphonique qu’une cour de récréation, Jérusalem épuise la réalité historique et sociale d’un quartier de Northampton, au cœur de l’Angleterre, en assure la transfiguration magique et spirituelle. Epuiser le lieu, Moore y parvient grâce à un monde inouï de personnages, restaurateur de fresques ou prostituée, poète alcoolique, moine pèlerin et détective privé, femme peintre, démon. Se joignent au chœur Cromwell, Beckett ou la fille de Joyce, personnalités passagèrement liées à une ville historique au rôle aussi marquant que mésestimé.

Faire de Northampton la nouvelle Jérusalem des Midlands, Moore y parvient par le fantastique et le merveilleux. En seconde partie, il se lance, de fait, sur les traces d’une bande d’« enfantômes » qui jouent au temps comme à la marelle, forant des terriers dans l’épaisseur de l’Histoire. Moore y parvient ensuite en se lançant à la recherche d’un temps éperdu, faisant de « l’axe du temps » un personnage de roman et un puissant ressort dramatique.

Avec Jérusalem, Alan Moore donne une clé de voûte et un accomplissement basilical à une œuvre de conteur visionnaire entamée il y a près de cinquante ans, à Northampton, ombilic magique et épicentre oublié de l’histoire anglaise. François Angelier

INCULTE

Jérusalem (Jerusalem), d’Alan Moore, traduit de l’anglais par Claro, Inculte, 1264 p., 28,90 €.