« Happy End » : les bourgeois de Calais au supplice d’Haneke
« Happy End » : les bourgeois de Calais au supplice d’Haneke
Par Jacques Mandelbaum
Chirurgien de la souffrance, le cinéaste autrichien continue à raconter l’enténèbrement des âmes.
Le désir, oui, sans doute. Mais en ce qu’il a partie liée avec le mal, la folie, la perversion, la destruction, la violence, l’abjection, la mort. Voilà le champ humain des possibles qui hantent le cinéma à la lucidité abrasive de Michael Haneke. On est « Mitteleuropa » ou on ne l’est pas (voir Arthur Schnitzler, Sigmund Freud, Thomas Bernhard, etc.). Le cinéma n’en est pas moins tardivement venu dans sa carrière (Haneke, né en 1942, fut d’abord critique de cinéma, metteur en scène de théâtre, réalisateur de télévision), mais de façon d’emblée remarquable et remarqué. Le Septième Continent (1989), Benny’s Video (1992), 71 fragments d’une chronologie du hasard (1994) composent une trilogie de l’horreur quotidienne inoubliable.
Délaissant cette veine proprement autrichienne qui confine à un cinéma conceptuel et expérimental, le cinéaste décide d’aller chercher son spectateur en jouant avec les conventions narratives. Intégrant le système de production français, il se voit adoubé par le Festival de Cannes qui le « palmedorise » à deux reprises (Le Ruban blanc, en 2009, et Amour, en 2012).
Autant dire que le cinéaste a pris en France depuis Code inconnu (2000) ses habitudes. Eu égard à ses thèmes de prédilection, on conçoit toutefois que la notion d’« habitude » puisse se révéler à l’occasion glissante, nonobstant le savoir-faire esthétique des agonies contemporaines de ce maître venu d’Autriche. C’est que l’enténèbrement de l’âme, le stoïcisme farcesque, la chirurgie de la souffrance ne se mobilisent ni ne se renouvellent à tout coup, de manière on n’ose dire « heureuse ».
Il se pourrait ainsi que, devant le spectacle de Happy End, équarrissage méthodique et glacé d’une famille de notables calaisiens, le sentiment d’une conduite en pilotage automatique effleure la conscience meurtrie du spectateur.
Misère et abandon
L’histoire du film se déroule donc à Calais, capitale de la misère et de l’abandon de malheureux migrants, et nous introduits au cœur d’une famille bourgeoise qui a fait fortune dans le bâtiment, les ci-devant Laurent. Jean-Louis Trintignant y campe un ancêtre fondateur repoussant à souhait, suicidaire par dégoût du monde et phobique du contact jusque dans sa propre lignée. Isabelle Huppert y interprète sa fille, créature froide comme la mort décidée à sortir coûte que coûte l’entreprise familiale du rouge. Mathieu Kassovitz campe son époux psychorigide, et la trompe pour satisfaire des pulsions inavouables. Fantine Harduin, fille du précédent qui vient de le rejoindre dans la maisonnée des Laurent après avoir sans doute occis sa mère, est un petit être répulsif et méchant qui n’attire guère la compassion, sinon celle de son grand-père auquel elle ressemble. Quant à Franz Rogowski, l’héritier légitime de la lignée, rejeton en vérité écrabouillé par l’égoïsme d’airain des siens et le couvage vampirique de sa mère, il guette la première occasion de se détruire en vol et de ruiner la dynastie du même coup.
Pendant ce temps, comme de juste, les migrants exposent leur misère dans le décor, et les ouvriers se tuent volontiers sur les chantiers Laurent. Bref, tout va pour le mieux dans le pire des mondes hanekiens, dont on a relativement peu de peine à se persuader qu’il ne saurait être le nôtre (mais peut-être avons-nous tort ?), en quoi le film manque son but. C’est que cette dernière barque, qui ne fait rire pas davantage qu’elle ne fait pleurer, se révèle un peu trop pleine pour nous embarquer.
HAPPY END bande annonce officielle
Durée : 01:39
Film français et autrichien de Michael Haneke. Avec Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Mathieu Kassovitz (1 h 50). Sur le Web : www.filmsdulosange.fr/fr/film/236/happy-end