Que se passe-t-il quand visiteurs et visités se rencontrent ? Comment les gens se comprennent-ils malgré les barrières linguistiques et culturelles ? Comment se perçoivent-ils ? Et comment se maintiennent les stéréotypes qui caractérisent bien souvent la rencontre avec l’autre ?

J’ai travaillé de longue date sur les interactions entre des personnes que tout sépare, notamment lors de mes recherches au sein d’une communauté masai, en participant à un projet écotouristique dans la savane en Tanzanie.

Rencontres fortuites

Les Européens et Américains qui visitent ce sanctuaire se rendent aussi parfois dans un village masai, composé de quelques maisonnées, et qui fait partie de « l’expérience africaine ». En raison du manque de communication entre les familles masai et les opérateurs, et du fait que les groupes ne viennent pas très souvent, les Masai sont souvent surpris quand une famille de touristes débarque chez eux. Les touristes ne restent en général qu’une vingtaine de minutes, une heure au maximum. Ils font un tour du village, regardent les maisons dont les murs sont faits de bouses de vaches et achètent quelques souvenirs aux Masai.

Conscients de l’écart financier qui les sépare des touristes, les Masai améliorent ainsi leurs très faibles revenus. Aujourd’hui, c’est essentiellement grâce à l’agriculture vivrière qu’ils gagnent leur vie : cette dernière ayant peu à peu supplanté leur activité traditionnelle, le pastoralisme, drastiquement réduit depuis que le tourisme accapare les terres.

Cette année, la France fête le centenaire de la naissance de Jean Rouch. J’ai voulu, comme il le faisait à travers son cinéma anthropologique, capturer à l’image ces rencontres fortuites, et montrer comment les Masai et les touristes se perçoivent, ont des idées préconçues les uns sur les autres qui restent bien ancrées malgré la réalité, et comment se forment les clichés que l’altérité peut véhiculer.

Eliamani’s Homestead (La maisonnée d’Eliamani) montre ainsi plusieurs interactions et événements issus d’une rencontre entre un groupe de Hollandais et la jeune Masai Eliamani et sa famille. Quatre langues – maa, swahili, néerlandais, anglais – sont parlées et les conversations sont sous-titrées (jaune pour les Masai, blanc pour les touristes) afin que le spectateur puisse suivre ce qui se passe et ce que les uns disent sur les autres.

Appréhensions

Les touristes se rendant en terre masai cherchent une expérience culturelle différente, celle que le Masai, le noble « sauvage » de leur imaginaire, représente et personnifie par ses modes de vie. Bien qu’elles soient différentes, les appréhensions de chacun, Masai et touriste, se fondent sur des peurs assez similaires : être perçu par l’autre comme naïf ou ignorant et se faire exploiter.

De plus, comme on le voit dans le film, chacun exagère le profit qu’il peut tirer de l’autre durant la rencontre. Les Masai surestiment l’importance des photos que prennent les Néerlandais, tandis que ces derniers semblent persuadés de la très grande valeur de leur argent chez les Masai.

Chacun craint également que l’autre le voie uniquement comme un instrument voué à satisfaire ses seuls intérêts. Les touristes pensent ainsi que les Masai ne leur parlent que pour vendre des perles, et les Masai ont le sentiment que les touristes ne sont intéressés que par les photos. Chaque groupe a peur que l’autre le déshumanise, l’utilise et que l’interaction sociale n’en soit faussée, uniquement guidée par des intérêts matériels.

Dans cet extrait, l’homme néerlandais explique à sa femme qu’il ne faut pas passer pour une « vache à lait ». En réalité, c’est la peur de la honte face à l’autre qui dicte sa conduite. De la même façon, les Masai craignent que les touristes ne les voient que comme des sauvages. L’exemple est frappant lorsque Eliamani fuit la caméra et se réfugie derrière sa maison, de peur que la touriste ne la ridiculise.

Confronter le regard

Il est clair que les intérêts matériels ne sont pas primordiaux. Ici, chaque groupe réagit non pas en fonction de comment il est perçu, et n’agit pas en fonction de l’image qu’il a de l’autre, mais plutôt de manière réflexive, en fonction de l’image qu’il pense que l’autre a de lui.

Ces recherches coïncident avec le travail réalisé par les psychologues Claude Steele et Joshua Aronson sur les interactions interethniques, et qui porte sur « l’image présumée que l’autre a de moi ». Ils décrivent que le phénomène de la « menace du stéréotype » est tout à fait prégnant, non seulement sur les clichés que l’on entretient vis-à-vis d’une minorité, mais aussi sur ceux présents au sein d’un groupe dominant.

La sociologue Marie-Françoise Lanfant explique que, dans le contexte touristique, en recevant, en rencontrant l’autre, ici personnifié par les touristes, les membres d’une société en viennent souvent à réfléchir sur leurs propres valeurs et traditions.

Ce qui est tout aussi vrai des touristes confrontés à la subjectivité et au regard de leurs hôtes. En tant qu’êtres dotés de réflexivité, nous sommes capables de nous imaginer à la place de l’autre, et, de fait, d’imaginer la façon dont l’autre nous perçoit. Nous nous voyons en réflexion, comme si le regard de l’autre agissait tel un miroir, nous montrant nos différences.

Quinze minutes après les débuts du documentaire, Eliamani se tourne soudainement et regarde droit vers la caméra, se plaignant d’être trop filmée. Ainsi, son regard implique le réalisateur comme le spectateur qui, en visionnant ce film, prennent eux aussi part au voyeurisme suscité par le tourisme culturel.

Regarder un documentaire ou faire des recherches sont-elles des activités si différentes du divertissement ou du tourisme ? Et que cela dit-il de notre identité en tant que chercheur spécialiste du tourisme ?

Vanessa Wijngaarden est docteur en anthropologie sociale à l’Université de Johannesburg.

Cet article a d’abord été publié par le site The Conversation.