La sélection cinéma du « Monde »
La sélection cinéma du « Monde »
Chaque mercredi, dans « La Matinale », les critiques du « Monde » présentent les meilleurs films à découvrir sur grand écran.
LES CHOIX DE LA MATINALE
Au programme cette semaine, le dernier film de Laurent Cantet, le très attendu Detroit de la réalisatrice américaine Kathryn Bigelow, la rétrospective que la Cinémathèque française consacre à Luchino Visconti et une plongée dans la nuit bulgare avec Taxi Sofia.
CONTE CRUEL DE LA JEUNESSE : « L’Atelier », de Laurent Cantet
L'ATELIER Bande Annonce (2017)
Durée : 02:04
Point n’est besoin de la Palme d’or décernée en 2008 à Entre les murs pour constater que l’idée de la transmission est un motif important du cinéma de Laurent Cantet, 56 ans, fils d’instituteurs. Ce motif s’impose dès son premier long-métrage, Ressources humaines, et revient aujourd’hui en force avec L’Atelier.
Coscénarisé, une nouvelle fois, par son complice Robin Campillo (l’auteur de 120 battements par minute), ce long-métrage prend place à La Ciotat, où une romancière en vue, Olivia (Marina Foïs), vient animer un atelier d’écriture avec des jeunes (interprétés par des jeunes sinon de la ville, du moins de la région), avec pour unique contrainte de situer ce roman dans la cité des Bouches-du-Rhône.
Tirant vers le « dispositif », le sujet redouble la mise en œuvre du film lui-même puisqu’il s’agit de confronter une professionnelle à des amateurs, et d’inventer collectivement une fable qui s’inscrive dans l’histoire de la ville.
L’une des principales lignes de force passe par le conflit opposant deux membres de l’atelier. Malika, petite-fille d’un ouvrier algérien qui a passé sa vie sur les chantiers navals, imagine un récit qui relierait la découverte actuelle d’un cadavre d’homme noir ou maghrébin au long conflit passé qui avait accompagné la fermeture des chantiers. Antoine, a contrario, n’a cure du passé ouvrier de la ville, rêve de films d’action américains, est obnubilé par la violence du présent, et imagine un attentat de type terroriste dont la victime serait blanche.
Mine de rien, le film finit par embrasser quelques problèmes qui se posent avec acuité non seulement au pays, mais au monde contemporain. A travers la relation particulière que tente d’instaurer Olivia avec Antoine, on voit à quel point la restauration d’un dialogue est grevée pour ces jeunes qui, accablés par l’absence de perspectives et enragés par l’ennui, sont tentés par le pire pour se sentir vivre. C’est le syndrome « Lacombe Lucien » d’une société qui se découvre en guerre. Jacques Mandelbaum
« L’Atelier », film français de Laurent Cantet. Avec Marina Foïs, Matthieu Lucci, Warda Rammach, Issam Talbi, Mamadou Doumbia (1 h 53).
UNE JUSTE COLÈRE : « Detroit », de Kathryn Bigelow
Detroit - de Kathryn Bigelow - Bande-Annonce #1 VOST
Durée : 02:27
Dans les mois qui ont suivi les faits que raconte le film de Kathryn Bigelow, l’un des plus grands journalistes américains y a consacré un livre. Que l’incident survenu à l’Algiers Motel, à Detroit (Michigan), dans la nuit du 25 au 26 juillet 1967, ait décidé John Hersey à prendre la plume est comme la garantie de l’obligation qu’il y avait alors à attirer l’attention sur les circonstances de la mort de trois jeunes Afro-Américains aux mains des forces de l’ordre.
Un demi-siècle plus tard, Bigelow et son scénariste Mark Boal redisent le martyre de Fred Temple, Aubrey Pollard et Carl Cooper, les trois morts de l’Algiers Motel, avec un souci d’exactitude qui les éloigne par la force des pièges et des conforts de la narration hollywoodienne.
Sans se soucier du confort du spectateur, Detroit met en scène ce qui apparaît d’abord comme une bavure pour être ensuite défini méthodiquement comme le produit inévitable d’un système. Bigelow produit un film dont la violence dépasse la somme des souffrances montrées à l’écran.
Detroit embrasse à la fois un système, ses inévitables déviations et son incapacité à se réformer. Un système qui est censé régir la vie de tous, quelle que soit la communauté à laquelle on appartient. A cet égard, la question que se posera un spectateur français n’est pas tant de savoir si Bigelow, Anglo-Norvégienne, était en droit d’écrire une page d’histoire qui a cruellement marqué la communauté noire, que de se demander où sont les films qui prennent à bras-le-corps l’histoire des villes qui s’embrasent, des affrontements entre leurs habitants et les policiers, de ce côté-ci de l’océan. Thomas Sotinel
« Detroit », film américain de Kathryn Bigelow. Avec Algee Smith, John Boyega, Will Poulter, Hannah Murray (2 h 23).
PLONGÉE DANS LA NUIT BULGARE : « Taxi Sofia », de Stephan Komandarev
Taxi Sofia Bande annonce VOSTFR 2017
Durée : 02:03
Avant de se convertir au cinéma, Stephan Komandarev était pédopsychiatre. Il a, depuis, réalisé une poignée de films dont les sujets témoignent d’une certaine conscience sociale et d’un humanisme chevillé au corps.
Taxi Sofia a été Présenté en mai à Cannes dans la section Un certain regard. Dans ce film, on embarque dans la voiture d’un petit entrepreneur reconverti en chauffeur de taxi, un bon gars qui attend le déblocage d’un prêt pour donner une nouvelle impulsion à son entreprise. Il a rendez-vous avec son banquier, et lorsque celui-ci veut le faire chanter, il sort un revolver, le tue et se tire ensuite une balle dans la tête.
Nous voila projetés dans une autre voiture où, tandis que les radios s’emparent du fait divers, invitant les auditeurs à s’exprimer sur le sujet, un couple odieux malmène le vieux chauffeur et le brutalise surtout lorsque celui-ci confie, comme pour s’excuser d’exister, qu’il vient de perdre son fils.
D’un taxi à l’autre, le tableau d’une nation au bord de l’implosion s’esquisse, une Bulgarie gangrenée par la pauvreté, la corruption et la violence. Entre l’étudiante qui se prostitue, la meute de jeunes abrutis saturés d’alcool et de testostérone, le professeur au bord du suicide, le salaud parti faire fortune à l’étranger et les propos de café du commerce qui s’échangent à la radio, l’écueil du catalogue de typologies sociologiques n’est pas toujours évité.
Mais le mouvement des voitures lancées dans la nuit, l’intérêt réel pour les personnages, le parti pris de filmer chaque scène en plan-séquence, innervent l’ensemble d’une pulsation généreuse. Isabelle Regnier
« Taxi Sofia », film bulgare de Stephan Komandarev. Avec Vassil Vassilev, Ivan Barnev, Assen Blatechki. (1 h 43)
À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU : « Rétrospective Luchino Visconti », à la Cinémathèque française
C'était quoi Luchino Visconti ? - Blow up - ARTE
Durée : 12:35
Du 11 octobre au 9 novembre, la Cinémathèque française rend hommage au grand Luchino Visconti (1906-1976), prince milanais aux sympathies communistes, homme de théâtre et d’opéra, qui légua au cinéma italien une poignée de films inoubliables (quatorze entre 1943 et 1976), tels que Le Guépard (1963) ou Mort à Venise (1971).
Sans doute cette œuvre s’était-elle, avec les années, laissé figer dans l’image d’un esthétisme raffiné, cultivant les reconstitutions historiques avec un faste et un sens du grandiose quelque peu écrasants. La rétrospective arrive à point nommé pour rendre à Visconti son secret et son vertige. Si le héros viscontien est plongé dans le siècle (notamment les XIXe et XXe siècles, sur la brèche des conquêtes successives de la modernité), c’est pour mieux s’y laisser engloutir et s’évanouir comme une ombre en plein cœur du tumulte.
Dans les familles déchirées, déplacées ou ivres de pouvoir qu’aime à mettre en scène le cinéaste, on décèle l’influence de la tragédie antique, comme récit possible du choc sans cesse réitéré entre l’ancien et le nouveau.
Mais toute l’œuvre de Visconti, grand lecteur de Marcel Proust, qu’il rêvait d’adapter, se résout sans doute dans la recherche d’un temps perdu. Curieusement, c’est par le biais de Thomas Mann que Visconti s’est le plus rapproché de son écrivain fétiche, en portant à l’écran La Mort à Venise.
A la veille de la première guerre mondiale, Dirk Bogarde, dans la peau d’un chef d’orchestre déchu, parcourt les rues d’une Venise infestée, en quête d’une illumination de beauté, dans la figure fuyante et quasi fantasmatique d’un adolescent fluet. Les glissements languissants de la caméra, la suspension lente du récit, le retour obsessionnel des symphonies de Gustav Mahler ont suscité cette conscience du temps se retournant sur lui-même, pour mieux surprendre la mort au travail. Une belle façon d’entrer dans l’éternité. Mathieu Macheret
Rétrospective Luchino Visconti. Du 11 octobre au 9 novembre 2017 à La Cinémathèque française.