Entre Douala et Yaoundé, la vie sans train
Entre Douala et Yaoundé, la vie sans train
Par Josiane Kouagheu (Douala, correspondance)
Eseka, un an après (4). Depuis la catastrophe ferroviaire de 2016, la ligne entre les deux grandes villes du Cameroun est fermée. Les usagers se rabattent sur la route, tout aussi dangereuse.
Cynthia Mballa, 26 ans, aurait pu être l’une des victimes du déraillement du train n° 152 de Cameroon Railways (Camrail) survenu le 21 octobre 2016 à Eseka, au Cameroun. Deux jours plus tôt, cette diplômée en commerce international s’était rendue à Yaoundé, la capitale, pour un énième entretien d’embauche. Disqualifiée à la dernière minute à cause de son « piètre niveau » en anglais, la jeune femme avait décidé de retourner chez elle, à Douala, en train, son « mode de transport préféré ».
« Je ne savais pas que la veille, un pont reliant Douala à Yaoundé avait coupé la route. J’ai trouvé une marée humaine à la gare. Je portais des escarpins et je ne pouvais me bagarrer comme les autres pour acheter un ticket. J’ai assisté au départ du train la rage au cœur », se souvient Cynthia, drapée dans une longue robe en pagne assortie à ses boucles d’oreilles et à son collier. Lorsqu’elle apprend, trois heures plus tard, le déraillement du convoi, elle remercie « Dieu et ses ancêtres » de l’avoir empêchée de monter dans le « train de la mort ».
« Manque à gagner »
Un an après l’accident ferroviaire le plus meurtrier de l’histoire du Cameroun, qui a officiellement fait 82 morts et près de 600 blessés, le train Intercity qui assurait la liaison entre Douala et Yaoundé n’a toujours pas repris du service. « Ça me manque un peu, avoue Cynthia, obligée de prendre le bus pour ses déplacements. Mais il me faudra du temps pour y monter si jamais ces trains reviennent. »
A la direction de Camrail à Douala, capitale économique du Cameroun, aucune date n’est avancée. « C’est un énorme manque à gagner », lâche un responsable, qui précise que les travaux de renouvellement de la voie ferrée, commencés avant l’accident, se sont accélérés après le drame. « Les traverses en bois sont remplacées par d’autres en béton pour rendre la voie plus stable. Et les rails de 36 kg sont remplacés par d’autres de 54 kg », ajoute-t-il.
En février, Camrail avait retiré de la circulation les wagons CSR de fabrication chinoise. Selon un rapport d’experts contesté par la société ferroviaire, détenue à hauteur de 77,4 % par le groupe français Bolloré, ces voitures présentaient, entre autres, des « défauts de freinage ». Le jour du drame, huit des 17 wagons étaient de cette marque. « Il faut donc acheter de nouvelles voitures », soupire le responsable.
De janvier à octobre 2016, l’Intercity de Camrail a transporté plus de 480 000 passagers. En attendant la réouverture de la ligne, ces milliers de voyageurs se ruent sur les agences de voyage qui assurent la liaison Douala-Yaoundé. Ce mardi d’octobre, les passagers sont pourtant rares à Finexs, considérée par certains comme la plus grande agence sur ce tronçon. « Les nouvelles ne sont pas rassurantes pour nous. Hier, il y a eu un autre accident sur la route. Plus de dix personnes sont mortes », s’inquiète Rodrigue, un passager.
Faux permis de conduire
Au Cameroun, pour aller de Yaoundé à Douala, trois moyens de transport s’offrent au voyageur : la liaison aérienne, la plus sûre, dure trente minutes et coûte 21 900 francs CFA (environ 33 euros) en aller simple ; le train, dont le prix varie entre 3 000 et 9 000 francs CFA pour une durée de trois heures et demie ; enfin, le transport routier, qui va de 2 000 à 10 000 francs CFA et dure quatre heures.
Entre janvier et août, selon des statistiques officielles, il y a eu près de 4 200 accidents, dont 179 mortels, sur cette route surnommée « l’axe de la mort ». Dans la nuit du 23 au 24 octobre, quinze passagers d’un bus General Express en partance pour Douala y ont perdu la vie. L’agence, impliquée dans au moins cinq accidents depuis dix mois, a écopé de trois mois de suspension. « C’est quand même très insuffisant pour une agence responsable de la mort de centaines de personnes. Chaque jour, cette route nous tue. C’est la raison pour laquelle le train attire tant de monde », explique Cynthia Mballa.
Pour fidéliser leur clientèle et attirer celle de Camrail, les agences doivent convaincre. Dans son bureau, Jacques Nkoma surveille, sur l’écran de son ordinateur, l’évolution de la flotte de Finexs. Le chef d’agence pointe une tache verte. « Ce bus est parti de Douala. Il roule actuellement à 73 km/h. Si le point vire au bleu, cela signifie qu’il est à l’arrêt. S’il devient rouge, cela veut dire qu’il est en excès de vitesse. On le lui signale rapidement et le conducteur risque une suspension, dit-il, satisfait. Il y a quelqu’un qui s’occupe de cette tâche de surveillance. Depuis deux ans, nous n’avons enregistré aucun accident mortel. »
Reste que, pour beaucoup, les véritables problèmes demeurent l’état de cette route étroite, pleine de nids-de-poule, et la mauvaise formation des conducteurs. « Il y a des chauffeurs qui veulent toujours faire des dépassements insensés, d’autres qui ont de faux permis délivrés par l’administration, reconnaît le chef d’une autre agence de voyage. Mais il faut réparer cette route. Les buses s’affaissent, elles datent de l’époque d’Ahmadou Ahidjo [président de 1960 à 1982]. C’est la même chose avec la voie ferrée. »
Prier pour oublier
Six mois après l’accident d’Eseka, la commission d’enquête mise sur pied par le président Paul Biya a livré ses conclusions. Elle désigne Camrail comme « principal responsable » de la catastrophe et envisage des sanctions à l’égard du concessionnaire. Actionnaire minoritaire, l’Etat du Cameroun souhaite alors revoir son partenariat avec la société ferroviaire « pour une meilleure prise en compte des préoccupations sociales, notamment l’activité de transport de voyageurs ».
Des mesures rassurantes pour les rescapés ? Pas vraiment. « Je ne peux plus prendre le train, jure Tatiana, qui a survécu à la catastrophe d’Eseka. Quand je suis dans un taxi qui roule vite, je commence à avoir des étourdissements, je m’étouffe, j’ai peur et je crie. Une fois, un chauffeur a cru que j’étais folle et m’a conduite au commissariat. » Lorsque Rosalie Ngo Libi, une autre rescapée, voyage, elle a « l’esprit plongé dans les prières » pour oublier tout ce qui l’entoure. Une troisième, Thérèse, avoue : « Entrer de nouveau dans un train serait comme retenter le diable. Je ne peux plus. » Dans sa famille, son calvaire a créé « un sentiment anti-Camrail ».