Djibouti : « Les dictatures jouissent d’une grande impunité pour peu qu’elles soient utiles et stables »
Djibouti : « Les dictatures jouissent d’une grande impunité pour peu qu’elles soient utiles et stables »
Propos recueillis par Abdourahman Waberi (chroniqueur Le Monde Afrique)
Alors que de nouvelles manifestations ont été réprimées à Tadjourah, l’opposant Cassim Ahmed Dini décrit un régime rongé par la corruption.
La situation sociale et politique à Djibouti s’aggrave, notamment dans la région du Nord où les Afar sont réprimés depuis des décennies. Vendredi 27 octobre, une manifestation pacifique dans la ville de Tadjourah, ville portuaire, a été violemment réprimée par la police, faisant trois blessés. Partout la population est prise entre l’enclume du militarisme global et le marteau de la dictature locale.
Entretien avec Cassim Ahmed Dini, intellectuel, homme politique et fils d’Ahmed Dini. Ce dernier fut l’un des pères fondateurs de la nation djiboutienne, devenu premier ministre durant quelques mois, puis opposant historique jusqu’à sa disparition en 2004. Cassim Ahmed Dini a créé en 2014 l’Alliance républicaine pour le développement (ARD), parti d’opposition au régime d’Ismaïl Omar Guelleh.
Votre réaction à la répression de la manifestation du 27 octobre ?
Cassim Ahmed Dini Les jeunes chômeurs de Tadjourah ont manifesté pour protester contre le fait qu’ils ont tout simplement été interdits de concourir pour le recrutement du personnel devant travailler au nouveau port de Tadjourah. Ils demandaient des emplois prioritaires sur ce site. Le chômage touche toute la jeunesse djiboutienne, mais il revêt à Tadjourah une dimension particulière de ségrégation ethnique et alimente toute une frustration communautaire. Ici, ce chômage est vécu comme aspect d’une injustice subie collectivement. La police a tiré à balles réelles, le bilan est de trois blessés. Un calme précaire est revenu, mais comme cette manifestation s’inscrivait dans un contexte de revendications croissantes, d’autres événements sont à prévoir. D’ailleurs, Tadjourah est en état de siège, fortement quadrillée par les forces de l’ordre.
Que se passe-t-il Obock et plus généralement dans le nord de la République de Djibouti ?
Parler du nord revient en fait à parler de la question des Afar, ethnie qui habite le nord et le sud-ouest du pays. Ce qui s’y passe est la conséquence du déséquilibre intercommunautaire instauré dès l’indépendance et qui a provoqué un conflit civil entre 1992 et 2001. Mais rien n’a été réglé : les causes du conflit se sont aggravées et le régime instrumentalise une rébellion dont les agissements servent de prétexte pour justifier l’absence de tout projet de développement.
Djibouti est une cité-Etat créée ex nihilo par la colonisation et où vivent des ensembles humains sans tradition de cohabitation paisible. La concurrence pour l’accès aux richesses que procure l’Etat conduit à des tensions communautaires. La compétition est donc violente parce que l’environnement institutionnel dans laquelle elle se déroule n’est pas pacifié par le respect de la règle de droit.
La République de Djibouti n’a jamais été aussi choyée par les grandes puissances et aussi riche de sa position géopolitique. Pourtant la population n’a jamais été aussi pauvre. Une explication ?
Toute simple, je crois, que même les chancelleries occidentales admettent : il y a de plus en plus de corruption. D’une part, la certitude que les jours du régime sont comptés fait que la corruption s’accélère en haut lieu. D’autre part, il est loin le temps où une agence gouvernementale telle que l’USAID [l’agence américaine de développement] quittait notre pays pour protester contre cette corruption. Depuis le 11-Septembre, les dictatures jouissent d’une grande impunité pour peu qu’elles soient utiles et stables. Ce qui semble être le cas puisque Djibouti est, par temps de paix, le pays au monde qui héberge le plus de bases militaires étrangères ; les militaires Chinois étant les derniers en date, après les Français, les Américains, les Allemands, les Japonais, etc.
Dans quelques semaines, il y aura des élections législatives que le pouvoir gagnera encore une fois. Quelle stratégie pour l’opposition dont vous faites partie ?
Nous partons d’une évidence : c’est que, si l’on fonde un parti politique, c’est pour participer aux scrutins électoraux. Ensuite, premier constat, c’est qu’il y a toujours eu fraude électorale ici, même lorsque le parti unique était seul à concourir, les chiffres étaient falsifiés pour minorer le taux d’abstention ! La fraude est massive, mais cela n’a pas empêché dernièrement l’Union pour le salut national (USN) de prendre part aux législatives de février 2013. D’où un second constat : l’opposition est sortie comateuse de son boycottage entre 2003 et 2013 qui fut sans effet. Donc, si les conditions le permettent, nous pensons qu’il est préférable de participer. Mais nous devons savoir que nous partons avec un handicap : la crédibilité de l’opposition a été ruinée par l’implosion de l’USN lors de la présidentielle de 2016.
Enfin, combattre la fraude implique nécessairement l’usage d’une certaine violence, comme l’attestent tous les processus électoraux chaotiques d’Afrique ou d’ailleurs.
De la crise au Yémen à la chape de plomb en Erythrée, des secousses en Ethiopie à la tourmente électorale au Kenya et au chaos somalien : que vous inspire l’actualité régionale ? Quel impact sur Djibouti ?
Je suis inquiet à maints égards. Parlons de la Somalie, par exemple, où l’engagement militaire de notre pays peut avoir une conséquence sécuritaire, avec des risques d’attentats sur notre sol. Un conflit éclate entre l’Erythrée et l’Ethiopie, et notre territoire risque de devenir un champ de bataille. Mais ce qui est le plus préoccupant pour nous, c’est l’aggravation de la situation intérieure du géant éthiopien, le lent mais perceptible démantèlement de sa mosaïque que le fédéralisme ne parvient pas à maintenir soudée. Et les secousses de cette tectonique des peuples auront des effets chez nous.