En Gambie, malgré la mort, les familles continuent de pousser leurs enfants à l’exil
En Gambie, malgré la mort, les familles continuent de pousser leurs enfants à l’exil
Par Jens Bostrup (Politiken, Banjul, envoyé spécial)
Quand l’Europe renvoie la crise migratoire de l’autre côté de la Méditerranée (5). Les départs ne sont pas toujours dus à l’absence de perspective économique. La figure du migrant est devenue un modèle.
Après un premier échec de départ vers l’Europe en 2014, Papa Ndiaye, couturier, est revenu à Banjul et rassemble l’argent pour une nouvelle tentative. / Finn Frandsen/FOLFOTO
Lorsque la nouvelle de la mort de Sleiman Danso est arrivée dans son village natal au centre de la Gambie, la réponse ne fut pas celle que l’on pouvait attendre. Bien sûr, il y eut des pleurs pour la disparition d’un enfant du village qui avait courageusement traversé la Méditerranée, avait trouvé un petit boulot en Italie et envoyait chaque mois de l’argent aux siens. Mais rapidement, sa famille a pressé son frère cadet d’entreprendre le même voyage périlleux.
La nouvelle de la mort de Sleiman n’a été accompagnée d’aucune explication sur ses causes ou ses circonstances. « Que mon frère soit mort, c’était la volonté d’Allah », professe son frère aîné, Ebrima Danso, un cultivateur de melon de Sabaa, entre le fleuve Gambie et la frontière sénégalaise. Il n’a pourtant pas hésité à envoyer un autre membre de sa famille en Europe. « S’il réussit, il peut assurer la survie de notre mère et du reste de la famille, ajoute Ebrima. S’il ne le fait pas, c’est la volonté d’Allah. Je laisse tout entre les mains d’Allah. » De fait, le frère cadet est arrivé en Libye au printemps, où il a été enlevé par des milices. Sa famille n’a plus entendu parler de lui depuis la fin du ramadan, en juin.
A chaque épisode mortel sur les routes migratoires, la même question se pose en Occident : les migrants ne savent-ils pas ce qu’ils risquent ? Bien sûr ils le savent, mais ils ne voient pas d’autre possibilité.
Plus d’avocats, de médecins ni d’enseignants
Rassemblés à l’ombre devant la petite épicerie de Sabaa vendant des sacs de riz et de rares autres denrées, d’autres villageois racontent leurs difficultés. Wasasi Singhateh est le père de trois fils. Deux sont morts à bord d’une barque de migrants clandestins lorsque la réserve de carburant a pris feu. Cinquante des cent cinquante passagers ont été brûlés vifs ou noyés en essayant d’échapper aux flammes. « Je ne voudrais pas que mes fils prennent de tels risques. Personne ne veut ça. Mais il n’y a pas d’autre moyen pour nos familles de survivre », assène Wasasi Singhateh. Son troisième fils est arrivé en Espagne. Il envoie 50 euros chaque fois qu’il le peut, généralement une fois par mois. Juste assez pour le sac de riz qui permet à sa famille de vivre à Sabaa.
« Le nombre de migrants en provenance de Gambie et des autres pays d’Afrique de l’Ouest pèse lourdement sur les perspectives de développement des pays, estime Ada Lekoetje, la coordinatrice résidente des Nations unies à Banjul. Dans certaines régions, presque tous les jeunes ont disparu. Avec l’exode, la main-d’œuvre nécessaire dans le secteur agricole vient à manquer. »
La Gambie, 2 millions d’habitants, est le plus petit pays d’Afrique continentale. Cela ne l’empêche pas d’être dans les cinq principaux pourvoyeurs de migrants du continent. Au cours des six premiers mois de cette année, 4 920 Gambiens ont atteint l’Italie, de loin le nombre le plus élevé rapporté au nombre d’habitants du pays d’origine. Ces dix dernières années, les transferts d’argent des migrants ont été multipliés par quatre pour représenter aujourd’hui 22 % du PIB gambien, selon les estimations de la Banque mondiale. A titre de comparaison, l’ensemble du secteur agricole, qui occupe 70 % de la population, représente 30 % du PIB.
Les difficultés économiques sont le principal moteur de la migration. « Mais c’est aussi une attitude », déclare la coordinatrice de l’ONU. Un point de vue partagé par les économistes et les ONG. « Dans ce pays, les migrants ont remplacé les médecins et les avocats comme modèles, regrette Omar Badjie, le directeur gambien d’ActionAid, une ONG de développement. Même les gens qui ont un bon emploi s’en vont : enseignants, soldats, policiers, fonctionnaires. Ils démissionnent et disparaissent, tout simplement. »
L’influence des mères
Au cours des derniers mois cependant, le nombre de migrants a chuté de façon spectaculaire, selon Moussa Dibba, chef de la division des migrations à Farafenni, un point de passage clé vers le Sénégal voisin. En grande partie parce qu’il est devenu difficile de quitter la Libye, mais aussi parce que le gouvernement a obtenu l’aide de la communauté internationale pour arrêter le flux à la source.
Ada Lekoetje estime que, pendant longtemps, les récits migratoires qui revenaient aux oreilles des Gambiens ne faisaient état que des succès. « Nous devons raconter toutes les histoires, affirme la coordinatrice de l’ONU. Parler aussi des 90 % ou plus qui tombent dans la misère une fois en Europe, ou qui n’y arrivent jamais. »
Papa Ndiaye, un tailleur de Farafenni, n’a pas été dissuadé par l’échec. Lors de la première tentative, il y a trois ans, il n’avait plus d’argent avant même d’atteindre le Sahara et a dû rentrer les mains vides. Travaillant sur une vieille machine à coudre dans une petite ruelle, il économise maintenant pour se donner une deuxième chance. « J’en ai besoin, dit-il. Il n’y a rien ici. Je sais coudre, mais les gens ne peuvent pas payer. C’est là le problème. »
Ebrima Danso, frère de Sleiman qui est mort sur la route vers l’Europe, est un cultivateur de melon de Sabaa, un village à l’intérieur de la Gambie. / Finn Frandsen/POLFOTO
A Banjul, la capitale, cinq jeunes gens sont réunis dans un petit bureau pour planifier leur campagne visant à décourager leurs camarades de migrer. Le gouvernement et la communauté internationale comptent sur des groupes comme Activista pour faire passer le message. Ils mobilisent les rapatriés pour qu’ils rendent compte des difficultés qu’ils ont endurées et de la forte probabilité qu’ils soient capturés et reviennent en Gambie. Ils mobilisent également les jeunes Gambiens pour tenter de démontrer qu’il existe une alternative viable à l’exil.
Or le problème, souvent, n’est pas la mentalité des jeunes, mais plutôt celle de leurs parents, en particulier des mères, constate le groupe. « Nous sommes tous sous pression pour partir, déclare Fatou Fofene, 26 ans. Pour nos mères, c’est devenu une question de prestige d’avoir des enfants en Europe. Elles n’ont aucun respect pour les jeunes qui décident de rester ici. »
Les mères recourent à toutes sortes de tactiques. Certaines disent ouvertement que leur progéniture est inutile, raillant leur contribution financière à la famille. D’autres sont plus subtiles, accordant peu ou pas d’attention aux enfants restés à la maison et chantant les louanges de ceux qui sont partis, devant leur famille ou leurs voisins. « Cela aussi peut être très persuasif dans notre culture », estime Forfene.
Cet article a déjà été publié sur le site du quotidien danois Politiken.
Sommaire de notre série Quand l’Europe renvoie la crise migratoire de l’autre côté de la Méditerranée
Pour raconter les conséquences en Afrique de la nouvelle approche de l’Union européenne sur les flux de migrants qui tentent de rallier le Vieux Continent, six journaux européens – Politiken, Der Spiegel, Le Monde, El Pais, La Stampa et The Guardian – s’associent pour partager leurs reportages.