Le distributeur Malavida ressort en salle deux films rares en versions restaurées, venus des anciennes Tchécoslovaquie et Yougoslavie : Rêves en rose (1976), de Dusan Hanak, et J’ai même rencontré des Tziganes heureux (1967), d’Aleksandar Petrovic. Deux films qui ont en commun de poser un regard sur les Tziganes, chose qui n’allait pas de soi, et pouvait même être considérée comme subversive, dans les jeunes républiques socialistes.

Les populations tziganes, qui suscitent depuis toujours l’attention plus ou moins folklorique du cinéma (dès Georges Méliès avec son Camp de bohémiens, 1896), sont généralement perçues par la fiction comme un envers du monde social, un « monde dans le monde » qui en renverserait toutes les règles. Dans sa phase moderne, le cinéma a fini par reconnaître dans la figure du tzigane un « plus de réel ». C’est-à-dire le dépositaire d’une authenticité brute, face à laquelle la caméra ne peut pas tricher, mais aussi d’une mystique qui déborde la fiction rationnelle (le surréalisme du Temps des Gitans, d’Emir Kusturica).

Variation tendre sur « Roméo et Juliette »

Rêves en rose est l’œuvre commune de Dusan Hanak, cinéaste slovaque persécuté par la censure, mais dont les films ont circulé dans les festivals internationaux, et de l’écrivain Dusan Dusek, son scénariste attitré. Le film se présente comme une variation tendre sur le thème de Roméo et Juliette, soit l’histoire de deux jeunes gens vivant un amour impossible, car prohibé par la dissension de leurs familles. Lui, c’est Jakub, le facteur du village, qui circule entre toutes les maisons, elle, Jolanka, une Rom resplendissante, boudant le mariage que lui réservent les siens. Ils se rencontrent, se fréquentent au nez et à la barbe de leurs communautés, qui vivent en chiens de faïence de part et d’autre d’un petit bois.

Rêves en Rose bande annonce
Durée : 01:24

Cette dualité se rejoue dans la tonalité du récit : empreinte d’une poésie surréalisante, typique de l’excentricité slave, auprès des villageois, basculant soudain dans une sécheresse documentaire à l’approche des Tziganes. Entre les deux, le film s’abrite sous une légèreté de façade, oscillant entre scènes inspirées et passages plus inoffensifs, et ne révèle son amertume que sur le tard. Jolanka et Jakub fuient à Bratislava, la grande ville, mais y trouveront moins le bonheur que le dénuement, la lassitude et le mal du pays. Les auteurs durent batailler ferme avec les autorités pour ne pas céder au « happy end », ni conclure sur une intégration factice des Roms.

Accents pasoliniens

Réalisé dix ans plus tôt, J’ai même rencontré des Tziganes heureux s’affirme comme le grand film, furieux et turbulent, sur la condition tzigane. Aleksandar Petrovic prend le parti d’une immersion beaucoup plus âpre, en suivant les pérégrinations ordinaires d’un Rom sédentarisé, dans la plaine de la Voïvodine, en Serbie, sans la moindre forme de romantisme ou d’idéalisation. Le film en tire des accents pasoliniens, les Tziganes étant montrés comme l’était le petit peuple des bas-fonds romains dans Accattone (1961) ou Mamma Roma (1962) : sans commisération, mais selon une morale du regard qui consiste à ne pas déformer ses sujets pour les rendre présentables.

« J’ai même rencontré des Tziganes heureux » (1967), film yougoslave d’Aleksandar Petrovic. / MALAVIDA

Bora fait le commerce des plumes d’oies, mais perd souvent ses gains en jouant aux cartes. Il pose son dévolu sur la jeune Tissa, 17 ans et belle-fille de son ennemi juré, Mitra, un autre négociant qui empiète sur ses affaires. Les deux hommes concluent un accord précaire, mais leur entente butte sur la possession de Tissa, qui doit être mariée ailleurs. Le récit accompagne les démarches quotidiennes de Bora pour s’accaparer et l’argent et la fille, dans un mélange d’âpreté au gain et de désinvolture souveraine. Il souligne notamment à quel point les Tziganes faisaient alors leurs affaires avec les restes d’un clergé clairsemé, battu en brèche par le régime socialiste.

La véritable grandeur du tzigane, c’est qu’il peut tout perdre d’un moment à l’autre, renverser volontairement son existence

Le film, toujours très près des visages, plonge dans les turpitudes quotidiennes de son protagoniste, sans lui prêter d’autre exemplarité ni héroïsme que ceux de sa marginalité, violente, compulsive, liée à une survie quotidienne. La véritable grandeur du tzigane, c’est qu’il peut tout perdre d’un moment à l’autre, renverser volontairement son existence, se brûler lui-même les ailes. Ainsi Bora roule de négoce en coups de sang, d’ivresse en coups de poker, de dépouillement en coups du sort, guidé par son instinct brutal et sa soif de liberté. Lors de la plus belle scène du film, il n’hésite pas à dilapider son capital de plumes, en les déversant sur la route comme des flocons de neige. La raison de son geste restera incomprise par les « gadjos » (les blancs), sinon comme un pur embellissement du désespoir.

Bande annonce de J'ai même rencontré des Tziganes heureux
Durée : 01:58

Rêves en rose (1976). Film tchécoslovaque de Dusan Hanak. Avec Iva Bittova, Juraj Nvota (1 h 21). Sur le Web : www.malavidafilms.com/cinema/revesenrose
J’ai même rencontré des Tziganes heureux (1967). Film yougoslave d’Aleksandar Petrovic. Avec Olivera Vuco, Bekim Fehmiu, Bata Zivojinovic, Gordana Jovanovic (1 h 32). Sur le Web : www.malavidafilms.com/cinema/tziganesheureux