L’avis du « Monde » – à voir

La trajectoire musicale de Chavela Vargas (Heredia, Costa Rica, 1919 ; Cuernavaca, Mexique, 2012) est étrangère au cinéma. Et pourtant la ­renommée de la chanteuse mexicaine (elle avait très tôt abandonné sa nationalité de naissance) doit tout au cinéma, et en particulier à l’un de ses auteurs majeurs, Pedro Almodovar. Célébrité oubliée en son pays, Chavela Vargas se trouva illuminée d’une gloire presque planétaire (les Etats-Unis restèrent rétifs à son charme) au début des années 1990 par la grâce du goût très sûr et très extravagant de l’auteur de Femmes au bord de la crise de nerfs.

Septuagénaire, la chanteuse connut ainsi un sort voisin de celui de ses contemporains cubains du Buena Vista Social Club. Jusqu’à sa mort, à 92 ans, elle parcourut le monde, obtenant, grâce à cette renommée internationale, la reconnaissance qui lui avait jusqu’alors échappé au Mexique. Elle apparaît dans le film que Julie Taymor a consacré à Frida Kahlo (autre artiste mexicaine devenue icône planétaire à la fin du XXe siècle), remplit ­Carnegie Hall et l’Olympia et – en affirmant publiquement son homosexualité à l’âge de 81 ans – devient une figure du mouvement gay dans et hors de son pays.

Cabotine et sincère

Si l’on ajoute comme prologue à ce formidable second acte un récit des origines dans lequel apparaissent les grandes figures de l’art (Diego Rivera, Frida Kahlo) et de la littérature (Juan Rulfo) mexicains, on a la matière d’une histoire ir­résistible. Les documentaristes américaines Catherine Gund et Daresha Kyi retracent méthodiquement ce parcours, donnant aux néophytes un aperçu étourdissant de l’univers mental et ­musical de Chavela Vargas.

La première des deux cinéastes a eu la chance, en 1991, de rencontrer et d’interviewer Chavela Vargas, qui s’apprêtait alors à sortir de la retraite où l’avait envoyée un alcoolisme aux proportions épiques. Ces entretiens sortent le film de l’alternance routinière d’archives et d’interventions de contemporains ou d’experts, pour lui donner une autre dimension, plus intime. Alors, à la veille de son succès planétaire, Chavela Vargas apparaît tour à tour cabotine et sincère, lucide et toujours pleine d’illusions.

Les auteures sont fascinées par la vie amoureuse de la musicienne, qui se prévaut de liaisons avec Frida Kahlo et Ava Gardner

Les auteures sont fascinées par la vie amoureuse de la musicienne, qui se prévaut de liaisons avec Frida Kahlo et Ava Gardner, qui a traversé son désert éthylique grâce au soutien de sa compagne d’alors, avocate (celle-ci intervient longuement et franchement). On devine ainsi un pan de l’histoire du mouvement LGBT au Mexique, pays machiste qui aime à célébrer les artistes queers, de Frida Kahlo à Juan Gabriel.

C’est finalement la figure de la musicienne qui reste la plus in­saisissable. Catherine Gund et Daresha Kyi soulignent le rôle de l’auteur-compositeur José Alfredo Jimenez, fournisseur de succès et compagnon de beuverie (il est mort d’une cirrhose, à 47 ans, quarante ans avant Chavela ­Vargas), mais ne disent rien de l’élaboration du style vocal de la chanteuse, encore moins de la mu­tation de celui-ci. Quand on compare les interprétations des années 1950 à celles de la période qui succède à la résurrection, on assiste à la métamorphose d’une interprète obsédée par l’intégrité de son matériau (qui se manifestait extérieurement par son refus des costumes de scène froufroutants qui étaient d’usage à l’époque) en une tragédienne prête à tous les excès.

Parmi les interventions extérieures, qui forment avec les entretiens de 1991 et les images d’archives la tresse du film, on retiendra d’abord celle d’Almodovar. Le cinéaste ne se contente pas de célébrer sa propre clairvoyance, il trace un portrait lucide et admiratif de cette artiste qui a traversé (en partie grâce à lui) tout un siècle de musique et tourments.

CHAVELA VARGAS (Film Annonce)
Durée : 01:57

Documentaire mexicain et américain de Catherine Gund et Daresha Kyi (1 h 33). Sur le Web : www.bodegafilms.com/film/chavela-vargas et www.facebook.com/chavelavargas.lefilm