Derrière la polémique « Star Wars : Battlefront II », la révolution des jeux en tant que service
Derrière la polémique « Star Wars : Battlefront II », la révolution des jeux en tant que service
Par William Audureau
Bon gré mal gré, l’industrie du jeu est en train de changer de modèle. Il repose de moins en moins sur les ventes, de plus en plus sur les revenus numériques, le « Games as a service ».
Proposer aux joueurs de payer pour progresser plus vite, un système qui s’inscrit dans la transition vers des jeux vidéo serviciels. / Electronic Arts
1,1/10. C’est la moyenne qu’affichait la version PlayStation 4 du jeu de tir Star Wars : Battlefront II sur le site Metacritic, le 15 novembre à midi. C’est peu dire qu’il y a peu de chance que les 1 500 votants aient déjà joué au jeu, sorti officiellement le 17 novembre.
Cette flopée de notes négatives fait surtout écho à l’impopularité qui entoure la superproduction, à cause d’un mécanisme du jeu encourageant à dépenser d’importantes sommes d’argent pour accélérer sa progression et débloquer des héros. En tout, 2 100 dollars seraient nécessaires pour débloquer tout le contenu du jeu – à moins d’y consacrer, selon les calculs du site Star Wars Strategy, six heures quotidiennes pendant deux ans.
Le 13 novembre, le message sur Reddit du community manager de l’éditeur du jeu, Electronic Arts (EA), a reçu près de 700 000 votes négatifs, un record historique pour le site, qui a notamment conduit l’entreprise à réviser sa position – l’éditeur a annoncé supprimer ces options payantes, au moins le temps de les « rééquilibrer ».
Crispations des joueurs
Récemment, Warner Bros. a aussi fait face aux foudres des consommateurs pour la présence, dans le jeu d’action-aventure Shadow of War, de loot boxes, des boîtes à butin payantes réservant les meilleurs objets aux joueurs les plus dépensiers.
Si, pour nombre de joueurs, ces pratiques sont perçues comme un mercantilisme excessif et irritant, du point de vue des éditeurs, elles sont toutes les versants d’une même tendance, la transformation de « l’objet jeu vidéo » en service. Les grands groupes du jeu vidéo n’entendent plus tirer leurs principaux revenus de leurs ventes unitaires, mais des dépenses en ligne des joueurs.
Ruée vers les revenus en ligne
Le mois de novembre, riche en bilans financiers, a permis de mettre en valeur l’importance croissante de ce nouveau modèle d’affaires. Le 7 novembre, Ubisoft a évoqué la « très forte hausse du player recurring investment » – l’investissement récurrent des joueurs, soit les revenus liés à la vente d’objets virtuels, aux extensions téléchargeables payantes, aux abonnements et aux publicités. Celui-ci est en hausse de 82,9 %, détaille l’éditeur français, et représente désormais plus du tiers de son chiffre d’affaires sur son premier semestre fiscal 2017-2018.
Du côté d’Electronic Arts, les revenus liés au dématérialisé – vente des jeux inclus – sont en hausse de 26 % sur l’année et constituent désormais 68 % de l’argent généré par la firme sur son premier trimestre 2017, dont un tiers de « services en ligne ». Le numéro un occidental de l’édition, Activision-Blizzard, a fait de la croissance de ses revenus en ligne la priorité pour l’année fiscale à venir. Ceux-ci s’élevaient à 1 milliard de dollars sur le trimestre, grâce notamment à Candy Crush.
Moins de jeux, plus de revenus
A l’origine de cette révolution, un double choc. D’un côté, la démocratisation des écrans haute définition, et bientôt 4K, qui tirent les budgets de développement vers le haut… et rendent chaque lancement plus périlleux pour l’entreprise.
Comme le fait remarquer l’analyste Daniel Ahmad, Ubisoft a commercialisé 56 jeux sur son année fiscale 2010, contre 12 en 2016. Une tendance anticipée depuis plusieurs années par Activision-Blizzard, dont l’essentiel de l’activité repose désormais sur une poignée de licences très jouées, Candy Crush, Call of Duty, Hearthstone, Destiny, World of Warcraft et Overwatch.
« Overwatch » propose des « skins » pour changer l’apparence de son personnage, que l’on débloque avec la monnaie interne du jeu.
Comme l’expliquent Pierre-Jean Benghozi et Philippe Chantepie dans Jeux vidéo : l’industrie culturelle du XXIe siècle ? (Les Presses Sciences Po, 2017) :
« Les éditeurs de jeux vidéo sur le marché mondial des blockbusters sont conduits à investir des sommes de plus en plus importantes dans le développement et la promotion. Ils doivent donc réduire le nombre de projets sur lesquels ils investissent, afin, à moyens constants, de se donner plus de chance de décrocher le succès. »
Lancer moins de jeux, mais les exploiter plus longtemps : les éditeurs tentent d’assurer à leurs titres une plus longue durée de vie. A l’image de Steep (Ubisoft), un jeu sorti à la fin de 2015 qui bénéficiera en décembre de l’extension officielle des Jeux olympiques ; ou de Hearthstone, lancé en 2014, et continuellement rafraîchi par l’ajout de nouvelles extensions.
Vers la fin des FIFA annuels ?
Hypothèse encore impensable il y a quelques années, le président d’EA, Andrew Wilson, est même allé jusqu’à évoquer à Bloomberg la possibilité que les futurs épisodes de FIFA ne soient plus vendus à l’unité, de manière annuelle, mais perpétuellement mis à jour, comme c’est déjà le cas pour Madden NFL sur mobile :
« Il existe un cas de figure dans lequel il devient de plus en plus facile de diffuser le code [du jeu], où nous n’avons plus besoin de sortie annuelle. Nous pouvons vraiment imaginer ces jeux comme un service en ligne, 365 jours par an. »
Pour l’analyste du NPD Group Mat Piscatella, ce n’est d’ailleurs pas pour les jeux avec achats intégrés – qui suscitent la colère des joueurs – qu’il faut s’inquiéter, mais pour ceux qui ne suivent pas un modèle comparable. Ainsi du jeu français Vampyr, conçu « à l’ancienne » :
« Je souhaite qu’il marche, mais le fait que ce soit un jeu solo, sans service, signifie que la grande majorité du son public potentiel attendra d’importantes soldes, son apparition dans une offre PlayStation Plus-Games with Gold, ou le regardera sur YouTube. Je ne suis pas confiant. »
Netflix, eldorado de l’industrie ?
L’autre élément moteur, c’est le succès des services d’abonnement en ligne. Microsoft a montré la voie avec le Xbox Live Gold, qui permettait l’accès à certaines fonctionnalités, comme le jeu en réseau, avant que Sony ne lance son PlayStation Plus, qui inclut chaque mois trois à quatre jeux offerts en téléchargement. Mais c’est véritablement Netflix, et son service de streaming, qui semble incarner l’eldorado pour l’industrie.
Des équivalents commencent à apparaître, côté constructeurs comme éditeurs : Sony avec PlayStation Now (18 € par mois), Microsoft avec le Xbox Pass (10 € par mois) et même Electronic Arts avec l’EA Pass (4 € par mois) proposent désormais de télécharger à volonté une grande partie de leur catalogue. Si les jeux récents en sont exclus, la tendance semble être à leur intégration à terme. Et les plus joués sont un atout.
Cette révolution affleure jusque dans la comptabilité des grands groupes. Ceux-ci communiquent de moins en moins en termes d’unités vendues, et de plus en plus en termes d’utilisateurs actifs mensuels – en hausse de 43,9 % chez Ubisoft par exemple, ou de l’ordre de 30 millions pour le jeu de Blizzard, Overwatch, en mai.
Corollaire de cette tendance, le top 10 des jeux les plus joués comporte nombre de titres déjà sortis il y a plusieurs années, à l’image de Dota 2, de GTA V ou de Rainbow Six Siege. Du coup, les « jeux en tant que service », ou « games as a service » en anglais, auront droit à une nouvelle catégorie lors des Game Awards, l’une des principales cérémonies annuelles de remises de prix, et ce même si leur sortie remonte à plus de douze mois.
« L’industrie évolue, nos catégories doivent le faire aussi », justifie son producteur Geoff Keighley sur Twitter. Ironie de l’histoire, si un lancement raté condamnait autrefois un jeu à l’échec, rien ne dit que Star Wars : Battlefront II ne remportera pas le prix du meilleur jeu-service d’ici à quelques années.