L’avis du « Monde » – à voir

Peu à peu, l’œuvre du Chinois Wang Bing, l’un des documentaristes les plus importants de sa génération, construit un immense contrechamp à l’« économie socialiste de marché » et se fait le témoin de ses innombrables dommages collatéraux, c’est-à-dire des désastres humains. Après avoir filmé l’exil de minorités birmanes vers le Yunnan, dans le sud-ouest de la Chine, dans Ta’ang (2016), le cinéaste prend cette fois pour cadre les ateliers de confection textile de la ville de Huzhou, dans la périphérie étendue de Shanghaï, qui emploient près de 300 000 ouvriers.

En même temps qu’un témoignage frappant sur la condition ouvrière, « Argent amer » est un grand film sur le sommeil

C’est encore dans la région stratégique du Yunnan que s’ouvre Argent amer, pour se pencher sur un autre type de migration : celle des ruraux des provinces les plus démunies vers les grands centres ouvriers qui en aspirent la main-d’œuvre. Après un tremblement de terre dans leur village, deux sœurs et un frère se lancent pleins d’espoir dans le long voyage en train, de plusieurs milliers de kilomètres, qui doit les mener à Huzhou, de l’autre côté du pays. Une fois sur place, la caméra de Wang Bing les suit, se pliant aux impératifs d’un labeur exténuant, n’y résistant pas toujours, puis les perd de vue, pour embrasser une réalité plus vaste, celle d’un marché textile en pleine mutation, où le travail est devenu la principale variable d’ajustement au spectre de la concurrence mondialisée.

Un tel document sur l’aliénation au travail aurait pu n’être qu’un laborieux relevé des atteintes et des préjudices subis par les ouvriers. Mais le génie de Wang Bing est de ramener son sujet à la persistance d’un motif qui le porte à un degré supérieur. Ainsi, Argent amer s’avère-t-il, en même temps qu’un témoignage frappant sur la condition ouvrière, un grand film sur le sommeil, plus précisément sur l’engourdissement comateux qu’un travail sans limite insuffle au corps et à la conscience.

Suspension narcoleptique

Tout commence par l’ahurissante scène du voyage en train, où les passagers sombrent peu à peu dans le sommeil, entassés parfois dans les endroits les plus exigus, sur les plates-formes, dans les toilettes, la tête dans le lavabo, recroquevillés dans les coins ou entre deux portes. Etrange suspension narcoleptique où le train ressemble bientôt à un royaume figé dans le temps, et le voyage à un tunnel nocturne qui doit déboucher sur une autre réalité. La caméra se promène entre les dormeurs, s’attarde sur leurs visages emmitouflés, comme la dernière conscience en éveil. Moment magnifique où l’on se demande : de quoi rêvent-ils ?

Cette lassitude ne cessera plus de hanter le film, pour rejaillir dans une seconde partie qui se passe presque exclusivement dans un atelier de confection. On y découvre les conditions sommaires dans lesquelles vivent les ouvriers, dans des dortoirs situés sur leur lieu de travail, mais également les cadences infernales, les horaires morcelés, les ordres qui tombent à tout moment. Les êtres y errent dans le brouillard d’une fatigue résiduelle, toujours disponibles, toujours exténués, avec en tête une paire de chiffres qui se battent en duel : le nombre de pièces à produire et les maigres subsides qui leur correspondent. Un employé voudrait partir, mais le patron retient son solde ; ivre, il retourne cuver sur sa couche. Un autre aperçoit un accident dans la rue et s’étonne à peine qu’il puisse y avoir une victime. A force de s’épuiser à compter, ou de compter à s’épuiser, on ne sait plus très bien de quel côté de la vie ou de la mort on se situe. Existence sans la moindre extériorité.

L’un des principaux traits du cinéma de Wang Bing est l’insistance

Wang Bing passe d’un personnage à l’autre, dans un marabout-bout de ficelle qui nous entraîne dans les arcanes d’un même quartier, jusqu’aux boutiques des petits négociants. A ce titre, les passages les plus forts du film concernent un couple de boutiquiers qui se déchirent, notamment au cours d’une scène de ménage filmée in extenso, où la femme, jetée à la rue, s’accroche coûte que coûte à son mari brutal et excédé. Les coups pleuvent et la présence de la caméra pourrait sembler de trop, si l’épouse répudiée n’avait auparavant entraîné elle-même le cinéaste-cadreur sur le lieu de la dispute, comme si elle avait éperdument besoin de lui. C’est alors que se fait jour l’un des principaux traits du cinéma de Wang Bing : l’insistance. Une insistance qui peut gêner, épuiser, éprouver, déranger parfois, mais vise avant tout à garantir l’intégrité des personnes filmées et les faire accéder, dans la durée, au statut de personnages. Dignes, grands, beaux et terribles à la fois.

Documentaire hongkongais et français de Wang Bing (2 h 36). Sur le Web : www.acaciasfilms.com/film/argent-amer