Au Niger, l’Europe sonne la fin de « l’économie migratoire » pour la région d’Agadez
Au Niger, l’Europe sonne la fin de « l’économie migratoire » pour la région d’Agadez
Par Frédéric Bobin (Agadez, Niger, envoyé spécial)
Bruxelles et Niamey tentent d’endiguer le flux de migrants, au risque de déstabiliser une zone à laquelle ils avaient apporté paix et prospérité.
C’est une fourrière géante au cœur du Sahara. Cent sept véhicules tout-terrain sont là, immobilisés, pneus enfoncés dans le sable qui monte comme une ligne de flottaison dans cette cour d’une caserne de l’armée à la sortie d’Agadez, la « capitale » du pays touareg, dans le nord du Niger. Le type pick up Toyota Hilux, à l’ample plateau arrière, domine. « Ils sont saisis et à la disposition de la justice », clame le commissaire Haro Amani, silhouette noueuse et verbe assuré.
C’est un véritable butin arraché aux mains des passeurs. A Agadez, ville plate aux maisonnées ocre, oasis cernée d’une lumière sans fond, la confiscation de cette coûteuse flotte automobile nourrit bien des ressentiments. Elle a été ravie aux chefs de réseaux qui transportaient les migrants subsahariens vers la Libye ou l’Algérie. Le vent a tourné. Agadez n’est plus le grand carrefour que traversaient les centaines de milliers de candidats au rêve européen.
Ou, plus précisément, elle ne l’est plus officiellement. A destination de l’opinion et des gouvernements de l’Union européenne (UE), il doit être dit, écrit et proclamé que le trafic a cessé. Même si la réalité est bien plus nuancée. En 2016, sur les 180 000 migrants débarqués sur les côtes italiennes à partir de la Libye, les trois quarts avaient préalablement transité par le Niger et donc par Agadez, l’ultime porte d’accès au désert à la riche mémoire caravanière, là où l’on harnache les convois de 4x4 après s’être ravitaillé pour l’odyssée saharienne.
A défaut de pouvoir influencer un Etat failli comme la Libye pour endiguer le flux, l’Europe préfère désormais peser, plus en amont, sur ce grand couloir de transit qu’est le Niger. « C’est comme si l’Europe avait imposé sa frontière méridionale à Agadez », grince le président du conseil régional, Mohamed Anako, un notable touareg qui reçoit sous une tente dressée dans son jardin.
Coups de boutoir policiers
De fait, le courant migratoire s’est ralenti sous les coups de boutoir policiers du gouvernement nigérien, sensible aux sollicitations d’une Europe aux financements désormais très généreux. Depuis le début de l’année, les autorités appliquent avec sévérité une loi de 2015 réprimant le trafic illicite de migrants et jusqu’à alors mollement respectée. Une soixantaine de personnes, pour l’essentiel des chauffeurs, ont été condamnées à Agadez, forçant désormais les convoyeurs à faire le dos rond. Selon l’Organisation mondiale pour les migrations (OIM), la moyenne mensuelle de migrants ayant été repérés sur la route de la Libye ou de l’Algérie est passée de 27 000 en 2016 à 5 400 en 2017, soit cinq fois moins.
« On est content du résultat, même si on ne fait pas de triomphalisme », commente à Niamey un diplomate italien. Ces chiffres sont toutefois contestés, les critiques soulignant que l’OIM n’a pas les moyens de surveiller toutes les nouvelles routes secondaires empruntées au tréfonds du Sahara par des réseaux ayant basculé dans la clandestinité après avoir eu pignon sur rue. Giuseppe Loprete, chef de la mission OIM au Niger, admet l’objection, mais il maintient qu’« il n’y a plus en 2017 la masse critique qui existait en 2016 ». D’autres n’en sont pas si sûrs. « Il y a certes une baisse, mais elle est très relative », résume un observateur européen à Niamey.
Quoi qu’il en soit, l’impact économique et psychologique du tour de vis sur Agadez est profond. Car c’est toute la population locale qui vivait, de près ou de loin, de la manne générée par ce flux migratoire qui puise son origine au Nigeria, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Sénégal, en Gambie… En 2016, 333 000 Subsahariens ont transité par Agadez pour rejoindre l’Algérie ou la Libye. Il a fallu les transporter, les guider, les loger, les nourrir, transférer leur argent, leur procurer le « kit » de la traversée du désert (turban, lunettes, gourdes, médicaments…).
L’ensemble de ces services a alimenté une prospère économie régionale qui est venue opportunément compenser l’effondrement du tourisme (victime des rébellions touareg des années 1990-1997 et 2007-2009) puis la crise plus récente de l’exploitation de l’uranium à Arlit ou la fermeture des sites aurifères du plateau du Djado, dans l’extrême nord de la région. « La migration, c’était une économie florissante », explique Sadou Saloke, le gouverneur d’Agadez.
Les collectivités locales elles-mêmes (région, districts, communes) imposaient le plus officiellement du monde des taxes sur le passage des convois de migrants. A en croire Mohamed Anako, le président du conseil régional, les revenus tirés des flux migratoires se sont chiffrés à environ 100 millions d’euros en 2016. « La mise en œuvre de la loi 2015 a déstabilisé toute cette économie migratoire », reconnaît Mahamadou Abou Tarka, président de la Haute Autorité à la consolidation de la paix, une instance créée en 1995 lors du processus de règlement de la première rébellion touareg. « Il faut trouver des projets de reconversion qui aient un impact immédiat si l’on veut conserver les gens avec nous », ajoute cet ancien rebelle devenu un conseiller très écouté à la présidence de la République.
« Acteurs de la migration »
La reconversion, c’est là tout le problème. Si les réseaux de passeurs les plus puissants continuent d’œuvrer dans l’ombre, les « petites mains » de l’économie migratoire souffrent grandement de la nouvelle crispation policière. Des projets existent, sur le papier, pour tenter de les « recycler », mais le fossé entre la théorie et la pratique reste abyssal.
Environ 6 500 anciens « acteurs de la migration » – tel est le vocable officiel désignant les ex-fournisseurs de services aux migrants – ont ainsi accepté de s’enregistrer auprès des autorités. Ils sont éligibles à des aides à la reconversion qui oscillent entre 800 000 francs CFA (1 200 euros) par personne pour un projet collectif et 1,5 million de francs CFA (2 300 euros) pour un projet individuel. L’Europe puise dans son Fonds fiduciaire d’urgence alloué au Niger – 140 millions d’euros – pour y apporter son concours financier.
Mais les lenteurs s’accumulent. Seuls 300 dossiers ont été agréés à ce jour. Parmi eux, 100 boutiques villageoises » et 96 « motos-taxis ». Autant dire que le marché risque vite d’être engorgé par la duplication de projets, surtout en période de chute du pouvoir d’achat de la population. « Leur durabilité laisse à désirer », soupire un animateur d’association impliqué dans ce processus de reconversion.
Bashir Ama est l’un de ces anciens « acteurs de la migration ». « Je dirigeais une société de courtage de voyage, précise-t-il. Après les touristes européens, on a eu les migrants subsahariens. » Gaillard aux épaules solides, il avoue son inquiétude : « L’économie migratoire avait amené la paix à Agadez. Et maintenant ? » Lui a fait le pari de jouer le jeu des autorités. Il va percevoir 2 300 euros pour lancer son restaurant. Il lui a fallu bien réfléchir car cette somme – allouée une fois pour toutes – est très inférieure aux revenus hebdomadaires (entre 3 000 et 7 600 euros) qu’il tirait de son ancienne profession. « Une minorité d’entre nous a accepté », dit-il.
Les offres du gouvernement sont en effet loin de faire l’unanimité parmi les anciens passeurs. « Ils ont vécu comme des rois, observe Sadou Saloke, le gouverneur d’Agadez. Ceux qui y ont goûté ont tendance à s’accrocher. » Dans ces conditions, chacun souligne l’urgence de « recycler » ceux qui ont renoncé sous peine d’aggraver la crise de confiance entre Agadez et Niamey. Déjà, la grogne couve. Des slogans ont été écrits sur des murs, dénonçant la loi de 2015 comme « une loi nigérienne pour les Blancs et contre les Noirs ». « Cette loi a été adoptée de manière souveraine par le Parlement nigérien », objecte l’ambassadeur Raul Mateus Paula, chef de la délégation de l’UE à Niamey. « Globalement, la population a compris ce que fait le gouvernement, mais il y a de la résistance », reconnaît Amadou Moussa Zaki, le procureur de la République en poste à Agadez.
Coupeurs de route
Jusqu’où pourrait aller cette résistance ? La question préoccupe les observateurs alors que la stabilité de la région, encore hantée par la mémoire des rébellions touareg, demeure fragile. Les avis divergent sur le risque de voir une insurrection touareg renaître de ses cendres si la défiance à l’égard de Niamey devait s’aigrir. Contre le pessimisme de certains, Mahamadou Abou Tarka, le président de la Haute Autorité à la consolidation de la paix, assure que « la querelle identitaire a été tranchée ».
Mais il y a consensus sur une possible dérive d’une frange de la jeunesse désœuvrée vers des groupes criminels. C’est le ministre de l’intérieur Mohamed Bazoum, architecte du plan d’endiguement du flux migratoire, qui l’admet lui-même : « Un certain nombre de jeunes peuvent se reconvertir dans une forme ou une autre de banditisme. » Déjà, les « coupeurs de route » sévissent dans la région. « Cette recrudescence d’activités criminelles nous semble un effet inévitable de notre lutte contre le trafic illicite de migrants », ajoute M. Bazoum. Le jeu de l’Europe sur sa nouvelle « frontière » d’Agadez n’est pas sans périls.
Au Niger, sur la route des migrants