Sur l’esclavage moderne, « la prise de conscience est faible et dérisoire »
Sur l’esclavage moderne, « la prise de conscience est faible et dérisoire »
Propos recueillis par Jeanne Cavelier
A l’occasion de la Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage, l’anthropologue et économiste Tidiane N’Diaye dénonce le traitement des Noirs, qui persiste au delà de la Libye.
De retour de Libye, des rappeurs et militants de différentes nationalités parlent sur scène lors d’un rassemblement contre l’esclavage, le 24 novembre 2017, à Dakar, au Sénégal. / SEYLLOU / AFP
Un reportage choc de la chaîne américaine CNN sur la traite de migrants en Libye, publié mi-novembre, a mis en lumière la persistance de l’esclavage. Selon le Global Slavery Index, sur le continent africain, plus de 1 % de la population congolaise, soudanaise, sud-soudanaise, somalienne, centrafricaine ou encore mauritanienne serait en situation d’esclavage.
A l’occasion de la Journée internationale pour son abolition, samedi 2 décembre, l’anthropologue et économiste franco-sénégalais Tidiane N’Diaye revient sur ce phénomène. Africain, musulman, il a dénoncé en 2008 treize siècles de traite arabo-musulmane sur le continent noir dans son essai Le Génocide voilé (Gallimard), réédité en poche en mars 2017.
Que pensez-vous des ventes aux enchères d’immigrants subsahariens en Libye ?
Tidiane N’Diaye : C’est abject. Avec ces images rapportées par CNN, le monde, choqué, semble découvrir l’esclavage moderne. Mais ces faits étaient connus. En avril dernier, La Nouvelle Tribune (quotidien d’actualité béninoise et africaine) dénonçait un système esclavagiste mis sur pied dans le pays, depuis la fermeture des accès européens. Les passeurs, en manque de ressources, avaient décidé de vendre ceux qui attendaient de pouvoir traverser la Méditerranée. En fait, le fléau de l’esclavage des Noirs est comme une tradition chez les peuples arabo-musulmans.
Faut-il encore le rappeler, la traite négrière est une invention du monde arabo-musulman… Bien avant les théories raciales nées en Europe au XIXe siècle, il existait un paradigme de l’infériorité de l’homme noir dans cette région du monde. Le grand savant Ibn Khaldun, le plus écouté et lu, écrivait au XIVe siècle : « Les seuls peuples à accepter l’esclavage sont les Nègres en raison d’un degré inférieur d’humanité, leur place se situe au stade animal. »
C’est ainsi que la castration était planifiée, massive, pour que les Noirs ne fassent pas souche chez eux. Ceci explique que les Noirs aient presque tous disparu aujourd’hui en Turquie, au Yémen, en Irak, et qu’on les trouve en très petit nombre au Maghreb ou en Arabie saoudite. Nous savons, sans toutefois pouvoir en chiffrer l’ampleur avec exactitude, que l’esclavage perdure dans de nombreuses régions sahariennes, en Libye, au Niger, au Tchad, au Mali, mais aussi en Arabie saoudite et au Qatar.
Pourquoi les dirigeants de ces pays n’agissent-ils pas contre ce fléau ?
Pour condamner ou combattre efficacement le racisme anti-Noir des pays arabes, et leur esclavagisme, encore faudrait-il accepter de le voir. Pour beaucoup, intellectuels et politiques compris, le sujet est sensible et reste tabou. La prise de conscience est faible et dérisoire, en dépit de quelques efforts, ici et là.
A Nouakchott, en Mauritanie, l’été dernier, les défenseurs africains des droits de l’homme ont lancé un appel solennel à l’occasion du 27e sommet de la Ligue arabe. Mais tout ceci est resté lettre morte, puisque dans l’inconscient collectif des arabo-musulmans, l’homme noir reste un Abd, un esclave. L’esclavage est toujours pratiqué en Mauritanie au vu et au su de tous. Mais les dirigeants de ce pays continuent de sillonner le continent, sans que l’Union africaine ou leurs homologues leur demandent des comptes. L’omerta règne.
Un manifestant brandit une pancarte, lors d’un rassemblement contre l’esclavage, devant l’ambassade de Libye à Paris, le 24 novembre 2017. / Thibault Camus / AP
Comment définissez-vous l’esclavage moderne ?
C’est le contraire du travail décent. On estime le nombre de victimes à environ 46 millions d’individus. L’esclavage moderne s’étend du travail forcé aux mariages forcés : c’est le droit abusif que des hommes se sont octroyé, pour user, disposer, parfois abuser des services d’une personne qui ne peut exprimer librement sa volonté, ni bénéficier de justes revenus de son travail.
Qui sont les principales victimes ?
Ce sont pour 71 % des femmes, dont une partie est mineure. La plupart sont exploitées sexuellement. Des travailleurs et travailleuses domestiques, également, se voient confinés entre les quatre murs du domicile où ils sont exploités, sans pouvoir disposer de leur passeport. Ils ne peuvent rapporter les nombreux abus dont ils sont victimes.
En 2013, une affaire de trafiquants de femmes qui convoient des candidates à l’immigration en Arabie saoudite pour les vendre comme des esclaves, avait défrayé la chronique au Sénégal. Il semble que ce réseau soit toujours actif. Celles qui réussissent à s’enfuir n’ont nulle part où se réfugier et se retrouvent dépouillées de tout statut légal.
Est-ce un phénomène en recrudescence ?
C’est le cas en Afrique subsaharienne, où ce fléau touche généralement les enfants. L’esclavage moderne s’accroît principalement à cause du sida. Nombre de ces enfants exploités sont orphelins, contraints d’assurer un revenu familial à la suite du décès de l’un de leur parent séropositif. L’ONG Human Rights Watch a pointé le problème et le fait que les gouvernements ne se mobilisent pas assez pour y mettre un terme.
Quelles sont les formes d’exploitation les plus courantes de ces enfants ?
Par exemple, la moitié du chocolat produit aux Etats-Unis provient de cacao récolté par des mineurs travaillant en Côte d’Ivoire. Ils sont généralement recrutés dans les pays voisins comme le Mali et le Burkina Faso. Des filles sont souvent embarquées sur des bateaux à destination du Gabon, où elles travaillent comme domestiques ou sur les marchés. Elles sont forcées de travailler jour et nuit, se déplaçant sur les marchés pour y vendre des marchandises, assurant la corvée d’eau et les soins à de jeunes enfants.
Au Sénégal se pose aussi le problème des enfants talibés. Ce sont des garçons âgés de 5 à 15 ans, issus de familles pauvres. Ils sont confiés par les parents à un maître coranique, qui se charge de leur éducation religieuse. Celle-ci a lieu dans un daara, une école coranique. En contrepartie, le talibé doit s’acquitter des travaux domestiques. Il est généralement contraint de mendier dans les rues afin de subvenir à ses besoins et à ceux de son maître et de sa famille. Cette exploitation peut être considérée comme de l’esclavage. La majorité de ces talibés vivent dans des conditions précaires, logés en surnombre dans des maisons délabrées, avec un accès limité à l’eau, l’électricité, la nourriture et la santé.