Grace et Robert Mugabe, la fable sexiste du paradis perdu
Grace et Robert Mugabe, la fable sexiste du paradis perdu
Par Sarah-Jane Fouda
La communicante Sarah-Jane Fouda conteste le récit qui fait porter à l’ex-première dame du Zimbabwe la responsabilité de la chute de son mari.
Ainsi donc, Grace serait la raison de la chute de Robert Mugabe ? Je lis la presse. « Gucci Grace », « reine du shopping » et « trop ambitieuse première dame », en voulant prendre le pouvoir, aurait été « fatale à la carrière politique de son mari » ? Autrement dit, l’argument qu’avança l’armée, dès le début de la crise. Celui que reprirent les soutiens des « putschistes » et que relayaient les pancartes et les slogans des manifestants du 18 novembre, la retenue en moins : « Mugabe doit partir », « Non à la dynastie Mugabe », « Nous ne voulons pas être gouvernés par une putain ».
Je vous laisse juger de la profondeur de l’analyse qui veut qu’on en arriva là parce que Grace avait fait trop de shopping, et qu’elle couchait avec son mari. En deçà des titres accrocheurs, c’est bien l’histoire d’Adam et Eve, du paradis perdu, de la pomme et du péché originel que racontent ces chroniques de la fin des Mugabe.
Assoiffée de toute-puissance et de luxe
Quel message distille-t-on ? Héros révolutionnaire et père de l’indépendance, l’inamovible Robert jouit d’un pouvoir éternel jusqu’à ce la jeune Grace le séduise. Une ancienne « villageoise » – elle le revendique – assoiffée de toute-puissance et de luxe, malfaisante et bientôt maléfique. En proie à la tentation, Grace goûte au pouvoir puis pousse Robert à la faute, les faisant ainsi expulser du paradis de la présidence. Le « vieil Adam », la nouvelle Eve, le pouvoir éternel devenu mortel…
La trame narrative est connue, facile à mémoriser et suffisamment chargée en symbolique pour distraire efficacement les esprits. Le procédé se comprend pour qui veut manipuler l’opinion et la presse.
Quid alors, des ambitions des putschistes ? Des luttes au sein de la ZANU-PF ? De l’extrême longévité de Robert à la tête du pays ? De l’élimination méthodique de ses rivaux ? De sa lourde responsabilité dans la répression violente de l’opposition et de la presse ? De celle de son parti et de ses compagnons d’armes ? Que dit-on du pays paradis, de sa faillite économique, financière, sociale et politique ? De sa population affamée ou exilée ? De la corruption endémique et systémique ? Est-ce là l’Eden des Zimbabwéens ?
Non, la politique au Zimbabwe ne saurait se résumer en une fable simpliste, moralisatrice et misogyne sur les Africaines et le pouvoir. Après l’invention « de la transition assistée » et alors que la ZANU-PF expérimente « le changement dans la continuité », pourquoi perdre de vue le sujet ? Assistons-nous à la fin d’un régime ?
Une lutte à mort
La fable biblique de Robert et Grace balaie la question des erreurs politiques du parti de Mugabe. Elle absout « le camarade Bob » pour son entrée au Panthéon des héros nationaux. Effacée la désignation du candidat Mugabe par le parti pour la présidentielle de 2018. Ne parlons que de Grace ! « La légitimité de Robert Mugabe a été détruite par sa femme. Il est âgé, il vieillit, et ils ont profité de lui », juge le député ZANU-PF, Temba Mliswa. « Ils » ? Grace et ses alliés du groupe G 40. En effet, il y avait un serpent tentateur dans la Genèse. Relève-t-on pour autant ? A peine.
L’évocation des quadragénaires de la ZANU-PF indique pourtant une guerre interne au régime. Une lutte à mort pour prendre ou conserver le pouvoir. Entre les générations, d’abord, celles des combattants de la libération et celles qui n’ont pas connu le conflit, à l’instar de Grace. C’est ensuite une lutte intestine au sein de la ZANU-PF entre la jeune garde du G 40 et les vétérans de la faction Lacoste d’Emmerson Mnangagwa. Le vieux compagnon qu’en 2004 Robert écarta du poste de vice-président pour « ambition excessive » lui préférant sa rivale d’alors, Joice Mujuru.
Joice, la dauphine potentielle désormais passée à l’opposition. Celle-là même que Grace aurait évincée en 2014 avant de s’en prendre à son successeur… Emmerson. Donc, au surplus, une bataille entre « papys flingueurs » soucieux de dauphinat. C’est, enfin, le face-à-face de Robert et Grace. Somme toute, un jeu de stratégie dans lequel tous les adversaires jouent la dame. Une question de combinaisons.
Une histoire complexe et sans morale
Le G 40 avec la dame pour ravir un pouvoir confisqué par les vétérans. Les vétérans en attaque contre la dame pour renverser le roi et demeurer au pouvoir. Le roi qui pousse la dame pour maintenir son régime. Et la dame dans tout ceci ? A l’offensive avec le roi pour consolider le pouvoir et le garder après. Si elle incarne depuis 2014 le « corps vigoureux » de son mentor en politique, frappant là où il veut, alors elle aussi est légitime à lui succéder. Oui, Grace a joué, elle a perdu sur un coup tactique. Les cavaliers neutralisent la dame, le roi la sacrifie dans une ultime négociation, les cavaliers mobilisent la rue, la ZANU-PF est prise, le roi cède. Echec et mat.
Une histoire complexe et sans morale. Et s’il y en avait une, ce serait que le plus fort reste toujours le plus fort tant qu’il est fort. Rien qui étaye la croyance : si ça tourne mal, cherchez la femme ! Cette superstition détestable qui d’ores et déjà voit le péché mortel dans le genre d’Auxilia Mnangagwa, l’actuelle first lady.
Verser dans la facilité, dans la simplification extrême, voire dans la caricature et le commérage, occulte la réalité de la politique africaine. Considérer « le coup de Grace » constitue une erreur majeure si nous voulons comprendre ce qui se passe aujourd’hui au Zimbabwe et ce qui s’y passera dans les prochains mois, des enjeux autrement plus importants que la frivolité de l’ex-première dame !
Sarah-Jane Fouda est consultante en communication, spécialiste du discours et de l’argumentation. Elle enseigne la logique informelle à l’Université Paris-III Sorbonne-Nouvelle.