Pourquoi l’Egyptienne Sekhmet, déesse lionne et femme féline, nous fascine autant
Pourquoi l’Egyptienne Sekhmet, déesse lionne et femme féline, nous fascine autant
Par Christian-Georges Schwentzel
Les récentes découvertes de statues de Sekhmet à Louxor mettent en lumière la place particulière de cette déesse ambivalente et fascinante.
Le ministère égyptien des antiquités a annoncé début décembre la découverte de 27 statues de Sekhmet, la fameuse déesse à tête de lionne, au cours de fouilles menées à Louxor, sur le site de l’antique Thèbes. Ces nouvelles sculptures en granite, mesurant environ 2 mètres de haut, s’ajoutent aux 287 statues de la divinité féline déjà retrouvées depuis la fin des années 1990.
Ce nombre considérable d’œuvres traduit autant la peur des Egyptiens que leur extraordinaire fascination pour Sekhmet. Que représentent ces statues et pourquoi passionnent-elles autant les chercheurs comme les amateurs d’égyptologie ?
Statue de Sekhmet dans le temple de Mout, à Louxor. Nouvel Empire, 1403-1365 av. J.-C. / MCLEOD, NATIONAL MUSEUM, COPENHAGUE, WIKIMEDIA COMMONS
Les statues ont été mises au jour dans le temple funéraire du pharaon Amenhotep III (vers 1390-1352 av. J.-C.) à Kôm el-Hettan. Ce vaste sanctuaire, aujourd’hui en grande partie détruit, mis à part les deux fameux colosses dits « de Memnon » qui en précédaient l’entrée monumentale, s’élevait sur la rive occidentale du Nil, à Thèbes, capitale des pharaons du Nouvel Empire. Il était en lien avec le tombeau du souverain qui se trouvait non loin de là, dans la vallée des Rois.
Parfois fragmentaires, les œuvres découvertes montrent la déesse assise sur son trône, coiffée d’une lourde perruque que surmonte un disque solaire orné d’un cobra.
Sekhmet tient une sorte de croix ansée, appelée ânkh, symbole de vie. D’autres œuvres la figurent debout, arborant sur sa poitrine un sceptre en forme de papyrus, l’ouadj, attribut des déesses.
La mère des fauves
Comme la plupart des divinités égyptiennes, l’apparence de Sekhmet est hybride : à la fois humaine et animale. Une tête de lionne, effrayante, domine un corps de femme d’une grande beauté : taille svelte, seins rebondis, nombril que l’on devine sous le tissu d’une robe le plus souvent moulante. Les images de la déesse offrent une curieuse association entre la sensualité des formes féminines et la terrifiante gueule du fauve.
Les Egyptiens, en bons observateurs de la faune qui les entourait, avaient attribué à la déesse la fureur de la mère des fauves, toujours prête à combattre pour protéger ses petits. Quand Sekhmet se met en colère, gare à ceux qui se trouvent sur sa route !
Elle détruit tout et s’abreuve du sang de ses ennemis, les hommes qui se sont révoltés contre son père. Les textes égyptiens la présentent en effet à la fois comme la fille du dieu Soleil, Rê, et comme l’incarnation de l’œil de ce dernier. Déesse guerrière, elle se bat seule ou bien accompagnée de son armée de génies porteurs de flèches et de couteaux.
Son nom lui va à merveille : il signifie « la Puissante ». Elle est surnommée « Œil de Rê » car elle fut spécialement créée par Rê pour réprimer les hommes qui s’étaient révoltés contre lui, comme le rappelle le livre égyptien appelé Livre de la vache céleste dont le texte a été gravé sur les parois de plusieurs tombeaux de la Vallée des rois.
Envoyée sur Terre, la déesse en furie se mit à massacrer les humains rebelles. Par le souffle brûlant émanant de sa gueule, elle les réduisit en cendre. Comme elle prenait goût à ce carnage, Rê dut finalement intervenir pour que la déesse n’extermine pas l’ensemble de l’humanité.
Une déesse redoutée
A l’image du Soleil, les pharaons font eux aussi appel à la Puissante lorsqu’ils partent en guerre. Sekhmet guide alors l’armée d’Egypte. Elle inspire au souverain sa rage de combattre et de tuer ses ennemis.
On l’a compris : Sekhmet est une déesse dangereuse. Elle terrifie les Egyptiens, car elle peut aussi se retourner contre eux. Des prêtres lui adressaient des invocations à la fin de chaque jour, de chaque mois et au cours des cinq derniers jours de l’année du calendrier égyptien, car ils croyaient que c’était à ce moment-là qu’elle se mettait le plus facilement en colère.
Or les Egyptiens craignaient plus que tout que les cycles naturels des saisons ne cessent de se renouveler. Ils avaient en effet peur que la déesse profite d’une de ces périodes charnières pour susciter des maladies et détruire le monde.
Même les pharaons la redoutaient. Sur certains bas-reliefs, comme dans le temple d’Edfou, le souverain tourne la tête en arrière lorsqu’il fait une offrande à Sekhmet. Il est incapable de soutenir son regard terrifiant. Il redoute aussi son haleine brûlante.
Amenhotep III fut, à n’en pas douter, le pharaon qui craignait le plus cette puissante divinité. Ses raisons demeurent mystérieuses : certains historiens ont suggéré qu’il souffrait de maladie ou qu’il était superstitieux, peut-être cherchait-il juste à impressionner le peuple. Quoi qu’il en soit, il fit sculpter des centaines de statues de Sekhmet qu’il fit placer dans son temple funéraire, dans l’espoir de l’apaiser. L’inscription que l’on peut lire sur certaines d’entre elles, « Amenhotep, aimé de Sekhmet », traduit le désir du pharaon de se concilier la Puissante.
Mais c’est le nombre inouï des statues qui étonne le plus : plus de 600 ont été sculptées vers 1390-1352 av. J.-C. durant son règne. Jamais aucun dieu n’en avait reçu autant à la fois. Le pharaon mobilisa une foule de sculpteurs de pierres et d’artistes. Au début, il avait sans doute prévu de faire réaliser 365 œuvres, soit une pour calmer Sekhmet chaque jour de l’année. Mais ce fut presque le double qui vit le jour.
Une divinité bienveillante et guérisseuse
Ce vaste programme iconographique a été comparé par l’égyptologue Jean Yoyotte à une véritable litanie destinée à conjurer en permanence la très dangereuse déesse. C’est pour cette raison que chaque statue, bien que conçue suivant deux modèles semblables – selon que la déesse est assise ou debout –, ne soit pas uniforme. Des détails varient dans les coiffures, les bijoux ou la décoration des trônes ; les expressions qualifiant la déesse sont également différentes d’une œuvre à l’autre.
L’ensemble forme une « incantation de pierre » adressée chaque jour à la déesse sous des dénominations diverses. Cet acte propitiatoire sans cesse répété permettait ainsi au peuple égyptien et au pharaon de s’assurer de ses bonnes grâces et d’éviter tout risque de calamité.
Mais Sekhmet n’est pas seulement l’incarnation d’un danger destructeur. Epouse du dieu Ptah (créateur, artisan, démiurge), dans la ville de Memphis, au nord de l’Egypte, elle est la mère du jeune dieu Néfertoum. Dans ce rôle maternel, elle est une divinité bienveillante et guérisseuse. Certains prêtres de son culte exerçaient d’ailleurs la profession de médecin.
En fait, la personnalité de la déesse est double. Elle peut se montrer redoutable et sanguinaire ou, au contraire, douce et apaisée. Il lui arrive alors de prendre la forme de Bastet, charmante déesse à tête de chatte.
Parfois Sekhmet et Bastet sont perçues comme deux aspects d’une troisième déesse : Hathor, qui est à la fois dangereuse et maternelle, menaçante et séduisante. Sekhmet est, dans tous les cas, ambivalente incarnant une puissance féminine, à la fois attirante et terrifiante.
D’autres lionnes antiques
Les Egyptiens ne sont pas les seuls à avoir conçu cette dualité. On retrouve des figures comparables dans d’autres civilisations antiques. Ishtar, la déesse sumérienne, présente deux facettes : la guerre et l’amour. Sur ses représentations, elle est souvent accompagnée d’un fauve.
En Grèce antique, les Athéniens dressèrent, à l’entrée de l’Acropole – colline d’Athènes où se trouvait le principal sanctuaire de la cité, celui d’Athéna – une statue de lionne, afin de rendre hommage à Léaïna. Ce surnom, signifiant « Lionne », avait été donné à une belle courtisane qui avait participé à l’assassinat d’un tyran, en 514 av. J.-C. Arrêtée et torturée, l’héroïne mourut sans avoir donné les noms de ses complices. La statue de la lionne devait commémorer son courage et son « invincible fermeté », selon l’auteur antique Plutarque (Du bavardage VIII, 505 D).
Autre féline, mythologique cette fois : Omphale, la séduisante reine de Lydie, pays d’Asie Mineure, Turquie contemporaine, qui fit d’Hercule son amant et son esclave, s’empara de la peau de lion du héros dont elle se revêtit. Elle devint, dans l’Empire romain, une sorte de double féminin d’Hercule, protégeant les femmes, et tout particulièrement leur utérus, contre les maladies.
La femme fauve telle qu’apparue en Egypte a continué de susciter les passions. Baudelaire ressuscite ainsi « la belle Féline » dans un poème en prose publié en 1867.
Simone Simon dans « La Féline » de Jacques Tourneur (1942). / ALLOCINÉ
Le cinéma s’empare ensuite du thème. En 1942, Simone Simon incarne une jeune femme persuadée d’être victime d’une terrible malédiction qui la condamne à être transformée en fauve – en l’occurrence une panthère –, si elle succombe à l’amour.
Dans un remake de 1982, on assiste à la métamorphose de Nastassja Kinski, dans son lit, aux côtés de son amant endormi.
Cat People transformation
Durée : 00:47
Un film qui dut aussi son succès à une chanson de David Bowie :
David Bowie - Cat People (Putting Out Fire) Music Video HQ
Durée : 06:46
Plus récemment encore, Catwoman, héroïne de comics, transposée au cinéma sous les traits d’Halle Berry, est l’un des derniers avatars de cette femme féline.
Si la découverte des statues de Sekhmet fascine, c’est en raison de la passion, jamais démentie, qu’éprouve le grand public pour l’Egypte ancienne, mais aussi parce que toutes ces images renvoient à un thème intemporel de notre imaginaire, mêlant érotisme et danger : la femme séduisante et potentiellement dévoreuse.
Christian-Georges Schwentzel est professeur d’histoire ancienne à l’Université de Lorraine.
Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.