« Les Bienheureux » : plongée dans la nuit algéroise
« Les Bienheureux » : plongée dans la nuit algéroise
Par Thomas Sotinel
Le premier film de Sofia Djama explore les blessures du passé avec des personnages de deux générations différentes.
En attendant les hirondelles, le titre du beau film de Karim Moussaoui, sorti le 8 novembre, évoquait l’attente du printemps dans un pays coincé dans un interminable hiver politique. La sélection des Bienheureux à Venise, après celle d’En attendant les hirondelles à Cannes, montre que le printemps cinématographique algérien ne se fera plus désirer. Premier long-métrage de Sofia Djama, Les Bienheureux fouille avec courage et détermination dans les blessures du passé, comme l’on fait les films des confrères argentins ou chiliens quand le cinéma de leurs pays a réapparu à la sortie des dictatures.
La réalisatrice a circonscrit le champ de son exploration à la ville d’Alger, faite de réalités qui coexistent en s’ignorant, dont les habitants ne se croisent qu’au hasard des soubresauts de l’histoire. On est en 2008, vingt ans après le début du processus qui aboutit à la guerre civile. Le scénario de Sofia Djama met en mouvement un couple d’adultes, Samir (Sami Bouajila) et Amal (Nadia Kaci), et un groupe de jeunes à la fois unis et divisés par leur expérience des années de terreur. Samir est médecin et vit confortablement grâce aux avortements clandestins qu’il pratique, Amal est enseignante. Leur fils Fahim (Amine Lansari), étudiant peu enthousiaste, traîne avec Reda (Adam Bessa), un garçon qui a choisi le mysticisme pour échapper à l’intégrisme (il veut se faire tatouer une sourate sur le dos, ce qui fait hurler au sacrilège ses amis islamistes) et Feriel (Lyna Khoudri), qui vit seule avec son père dans un appartement sur lequel pèse un souvenir que l’on devine atroce.
L’intrigue, concentrée sur quelques heures, tourne autour d’enjeux qui vont du dérisoire (où donc Samir et Amal vont-ils bien pourvoir célébrer les vingt ans d’un mariage qui bat de l’aile ?) au tragi-comique (Reda parviendra-t-il à graver l’expression de sa foi dans sa chair ?).
De chacune de ces quêtes, Sofia Djama fait une urgence, l’expression d’inquiétudes, d’espérances et de révoltes qui dépassent les personnages. Et si ceux-ci parviennent à incarner ces déchirures qui parcourent tout un pays, c’est parce que la jeune réalisatrice fait preuve d’une maîtrise étonnante de la direction d’acteur. La dispute qui déchire le couple d’adultes tourne autour du sort de leur fils. Amal veut l’envoyer en France (ce à quoi le jeune homme ne tient pas particulièrement), Samir veut le garder près de lui, déguisant ce désir sous les oripeaux d’un optimisme patriotique auquel lui-même ne croit guère. Sami Bouajila est las, fragile, au bord de la reddition, Nadia Kaci (qui tenait le rôle, bref mais essentiel, d’une victime de la guerre civile dans En attendant les hirondelles) est magnifique de douleur et d’obstination.
Sami Bouajila dans « Les Bienheureux », de Sofia Djama. / BAC FILMS
Triste anniversaire
En contrepoint de cette discussion, la réalisatrice suit ses personnages errant dans la nuit algéroise, en quête d’un lieu qui accueillerait leur triste anniversaire, qu’ils veulent célébrer avec du vin, en amoureux (et pas dans la « salle familiale »). Ce portrait d’une intelligentsia qui ne parvient pas à se dépêtrer de son cauchemar est sans pitié, mais pas sans empathie.
Il n’empêche, le cœur de Sofia Djama penche du côté des jeunes gens. Il faut dire qu’avec Lyna Khoudri (récompensée à Venise d’un prix d’interprétation dans la section Orizzonti), elle a trouvé l’incarnation idéale d’une génération. Feriel doit négocier en permanence les termes de sa liberté conditionnelle : ne pas se soumettre au regard des voisins, mais ne pas le provoquer inutilement ; considérer les hommes comme des amis sans se faire le simple objet de leurs fantasmes, érotiques ou religieux.
Pendant que la quête des parents les mène dans des lieux de plus en plus déprimants, les jeunes passent par les interstices ménagés dans le tissu urbain, jusqu’à cet étonnant squat où coexistent religieux et punks, voyous et fils de bourgeois. Ces images d’Alger, seul le cinéma pouvait les porter aux yeux du monde.
LES BIENHEUREUX- Bande-annonce officielle - Au cinéma le 13 décembre
Durée : 01:39
Film algérien de Sofia Djama. Avec Nadia Kaci, Sami Bouajila, Amine Lansari, Lyna Khoudri, Adam Bessa (1 h 42). Sur le Web : www.bacfilms.com/distribution/prochainement/film/LES-BIENHEUREUX