La valeur des choses dépend-elle de leur prix ?
La valeur des choses dépend-elle de leur prix ?
Le professeur de philosophie Thomas Schauder invite à s’interroger, dans sa chronique hebdomadaire, sur la phrase « Tout ce qui est gratuit n’a plus de valeur ».
Comment mesure-t-on la valeur d’un être humain ? Faut-il considérer le prix des services publics ou plutôt leur apport ?, interroge notamment Thomas Schauder. / IMAGES MONEY/FLICKR/CC BY 2.0
Chronique Phil d’actu. Le 15 décembre, l’excellente émission de France Culture, « Les Pieds sur terre », rediffusait un reportage de 2014 intitulé « Le coût du ticket et le prix de la fraude ». Olivier Minot y raconte son expérience de fraudeur dans les transports en commun de l’agglomération lyonnaise, parle des associations de fraudeurs à Paris, de l’expérience de la gratuité dans des villes comme Aubagne. Interrogé à ce propos, Bernard Rivalta, à l’époque conseiller municipal (PS) à Vénissieux et président du Syndicat mixte des transports pour le Rhône et l’agglomération lyonnaise (Syrtal) de 2001 à 2015, lui répond :
« Tout ce qui est gratuit n’a plus de valeur. […] Il faut bien que quelqu’un paye. Vous le payez directement ou indirectement, mais vous le payez quand même. »
Et d’ajouter, quand le journaliste lui demande s’il veut bien faire sauter son amende :
« Vous économisez un paquet de cigarettes de temps en temps et vous payez votre amende de trente-trois euros ».
Cette interview synthétise tous les éléments du débat soulevés par ce reportage : la dimension morale (voire moralisatrice) et économique contre le projet écologique et social (moins polluer, désenclaver les « quartiers » et les « banlieues »). Mais là n’est pas mon objet. Ce qui m’intéresse ici, c’est cette phrase, surprenante de la part d’un élu d’un parti dit « de gauche » : « Tout ce qui est gratuit n’a plus de valeur. » Surprenante, parce qu’une bonne partie de l’histoire du mouvement social, et même de la République, consiste, justement, dans le fait de rendre gratuit (ou du moins de fixer le coût) de ce qui est considéré comme étant le plus nécessaire : plafonnement du prix des produits de base, comme le pain, en 1793 ; école publique gratuite en 1881 ; sécurité sociale en 1945, et j’en passe.
« Valeur d’échange » contre « valeur d’usage »
Deux conceptions de la valeur s’opposent ici, et donc deux visions économiques différentes. Et cette discussion, aussi vieille que la discipline économique, est encore d’actualité. D’un côté, la valeur d’un bien ou d’un service dépend de son prix, c’est-à-dire de la possibilité de l’échanger contre un autre bien ou service (c’est la « valeur d’échange ») ; de l’autre, la valeur dépend de l’utilité, voire de la nécessité, de ce bien ou service (c’est la « valeur d’usage »). Pour les économistes dits « classiques », comme Smith, Ricardo, ou encore Marx, ce sont là deux choses complètement différentes. Ainsi, l’or ou le diamant ont une très forte valeur d’échange (ça coûte très cher), mais une très faible valeur d’usage. A l’inverse, le ticket de bus a une très faible valeur d’échange et une très grande valeur d’usage (pour certains, c’est le seul moyen de se rendre au travail, par exemple).
Sauf que la valeur d’échange est relative à la loi du marché, alors que la valeur d’usage, bien que variant selon les individus, peut apparaître comme beaucoup plus stable : si demain le prix du diamant augmentait, ça n’empêcherait pas grand monde de dormir, alors que lorsque le prix de la nourriture augmente, cela peut entraîner des famines. Donc, l’un des rôles historiques du politique consiste à soustraire certaines choses à la loi du marché, donc à en fixer ou en plafonner le prix, ou encore en assurer la gratuité.
Dans ce cas, qui paye ? Les impôts, les cotisations sociales ou patronales, les taxes, etc. Sauf qu’à ce moment-là l’Etat peut décider d’une progressivité du coût, par exemple les plus riches payent plus que les plus pauvres. On remplace l’égalité par l’équité : ce n’est pas le même coût pour tout un chacun, mais un coût relatif aux moyens. D’aucuns, comme c’est le cas dans le reportage de France Culture, peuvent bien râler et refuser de payer pour les autres. Dans une société bien régie, l’intérêt général doit primer sur les intérêts particuliers.
Quel étalon ?
Bon, ça a l’air technique, tout ça, mais en fait c’est très important, parce qu’il s’agit de savoir quel est l’étalon, s’il en est un, pour fixer la valeur d’une chose. En un mot : qu’est-ce qui vaut le plus ? Est-ce ce qui est utile individuellement ou socialement, ou est-ce ce qui est cher ? Et le marketing ne s’y est pas trompé, puisque sa principale activité, notamment par la publicité, consiste à nous faire croire qu’un objet est utile, voire indispensable, tout en restant très cher (voyez les smartphones par exemple).
Dans la période actuelle, la tendance ne semble pas être à la gratuité ou au plafonnement des prix, alors même que tout est de plus en plus cher et que les inégalités économiques s’accroissent. L’idéologie dominante, le néolibéralisme, comme on l’appelle, s’appuie sur le postulat que si on veut diminuer les prix, il faut jouer sur la concurrence. Ainsi, si la SNCF pratique des tarifs de plus en plus prohibitifs, il faudrait mettre fin au monopole d’Etat, et la compétition entre les compagnies ferroviaires ferait mécaniquement diminuer le prix. Mais puisqu’il s’agit d’un monopole d’Etat, le politique pourrait tout aussi bien fixer arbitrairement un plafond, quitte à rogner sur certains coûts, comme la publicité, par exemple. Ne nous y trompons pas : l’économie ne repose pas sur des lois immuables et nécessaires comme le sont les lois de la physique. Elle dépend du politique, c’est-à-dire de la décision collective.
Nous sommes toujours plus sommés d’être efficaces, « bankables », bref de prouver notre valeur. Mais comment mesure-t-on la valeur d’un être humain ? A l’heure du discours de plus en plus technique des politicien·ne·s, à l’heure où les plateaux de télévision sont bondés « d’experts » venant dire au petit peuple qu’il vit au-dessus de ses moyens, alors même que la spéculation, l’optimisation fiscale et les dividendes se portent on ne peut mieux, il est du devoir de chaque citoyen de se demander non pas ce que coûtent la sécurité sociale, le chômage, les retraites, l’éducation nationale, la culture et autres gouffres financiers, mais ce qu’ils rapportent socialement et individuellement. Ou, pour prendre le problème dans l’autre sens, ce que serait une société dans laquelle tout cela serait soumis à la loi du marché, et ce que cela nous coûterait dans notre capacité à vivre ensemble.
Quitte à paraître gentiment naïf, je dirais que pendant la période des fêtes de fin d’année nous avons tous fait l’expérience de la valeur. La valeur des cadeaux que nous avons offerts ou reçus dépendait-elle de leur prix ? La valeur des repas en famille ou entre amis dépendait-elle du fait d’avoir mangé du foie gras ou des huîtres ? Si vous vous êtes disputé avec votre oncle ou votre cousine en parlant de politique (ou de philosophie, on peut toujours rêver), le prix de la dinde ou du cuissot de chevreuil a-t-il sauvé votre soirée ? Et que souhaitez-vous à vos proches en ce début d’année ? La santé, le bonheur, l’amitié, l’amour, la réussite dans leurs projets, et que sais-je encore. Des choses qu’on ne peut chiffrer ou quantifier, qui ne dépendent pas du marché. Des choses gratuites, au fond, ou qui devraient l’être.
Je profite donc de cette chronique gratuite pour vous souhaiter à toutes et à tous, lecteurs fidèles ou de passage, une excellente année 2018. Qu’elle vous coûte peu et vous rapporte beaucoup !
Thomas Schauder
A propos de l’auteur de la chronique
Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.