Théories du complot : « Croire à des bêtises ce n’est pas être conspirationniste »
Théories du complot : « Croire à des bêtises ce n’est pas être conspirationniste »
Un sondage montre que de nombreux Français adhèrent à des théories complotistes, plus particulièrement les jeunes.
Rassemblement à Strasbourg, le 9 janvier 2015, après l'attentat contre « Charlie Hebdo » qui a coûté la vie à douze personnes le 7 janvier. / REUTERS/VINCENT KESSLER
Un sondage IFOP-Fondation Jean-Jaurès, publié lundi 8 novembre, montre une forte prégnance des théories du complot au sein de la population française en général, et des plus jeunes en particulier. Un Français sur cinq douterait par exemple encore des résultats de l’enquête sur l’attentat du 7 janvier 2015, et près de huit Français sur dix croiraient à au moins une théorie du complot.
Pour l’historien Emmanuel Kreis, spécialiste du conspirationnisme, cette étude pose de nombreux problèmes.
Que pensez-vous de l’enquête, qui présente une adhésion importante aux théories du complot dans la population ?
Ce sondage pose pas mal de problèmes. Déjà, quand on regarde les réponses, on peut observer que 27 % des gens qui ont entendu que la révolution française et la révolution d’octobre 1917 seraient provoquées par des sociétés secrètes. Et ce taux de personnes qui y croit est supérieur à celui de ceux qui en ont entendu parler. Dans l’enquête, il n’y a pas de possibilité de ne pas se prononcer.
Ensuite, je suis surpris que seuls 6 % de la population pense que les Etats-Unis sont responsables du 11-Septembre.
Par ailleurs les théories présentées ne sont pas forcément des théories du complot, il y a un peu tout et n’importe quoi aussi. Croire à des bêtises ce n’est pas être conspirationniste.
Justement, qu’entend-on exactement par théorie du complot ?
On n’a pas de définition de la théorie du complot. Le terme, jusqu’à la seconde guerre mondiale, caractérise ceci : en justice si vous pensez que votre voisin complote contre vous vous émettez la théorie qu’il y a un complot. L’expression va prendre une couleur négative dans les années 1930 et va être assimilée à une idée que l’on pense fausse ou instrumentalisée politiquement.
Le concept va évoluer avec Karl Popper (1902-1994), quand il va parler de « théorie du complot de la société », c’est-à-dire de « mégacomplot », qui signifie que ces complots sont des moteurs de la société.
Parallèlement vous avez, suite à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy [le 22 novembre 1963, à Dallas, Texas], l’utilisation de la théorie du complot pour caractériser l’ensemble des théories alternatives relatives à l’assassinat du président américain. Cela décrit un milieu de théoriciens du complot qui devient une entité politique ; c’est une étape assez importante. Les choses se sont accélérées après le 11-Septembre, et finalement aujourd’hui la théorie du complot en tant que telle signifie tout et n’importe quoi.
Pourquoi est-ce aussi difficile de trouver une définition ?
En réalité le terme est assez mal choisi et chargé d’histoire. Le terme alternatif, conspirationnisme, est peut-être moins problématique et laisse l’idée d’un élément idéologique important. C’est une façon de penser et d’appréhender le réel. Si vous pensez qu’il y a un complot judéo-maçonnique, cela oriente votre pensée.
Y-a-t-il un lien entre antisémitisme et conspirationnisme ?
C’est la franc-maçonnerie qui est l’élément originel du conspirationnisme moderne. Elle va cristalliser au XVIIIe siècle un élément sur lequel va se mettre en place une pensée qui revêt une dimension de mégacomplot, qui dépasse l’entendement.
Ensuite, vous avez un antisémitisme qui va se développer en Europe dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et quand la haine antijuive va arriver dans des pays catholiques, où il y a une hostilité antimaçonnique déjà en place, il va y avoir une conjonction à la fois pour des raisons idéologiques et pratiques.
Donc le conspirationnisme a pu être utilisé comme un outil ?
Oui, les antisémites généralement ne s’embarrassent pas trop de regarder d’où viennent les idées : tout ce qui parle des juifs et peut être utilisé va être recyclé. Quelqu’un comme Edouard Drumont [1844-1917, écrivain nationaliste et antisémite], à part être antijuifs est difficile à classer, il raconte tout et n’importe quoi. Alain Soral aujourd’hui c’est un peu la même chose, il dit tout et n’importe quoi.
On parle beaucoup de l’utilisation et de l’influence d’Internet sur la propagation des théories du complot. Est-ce le cas ?
Sur Internet vous avez un nombre hallucinant de vidéos vous racontant n’importe quoi, mais, finalement, si vous cherchez une recette de cuisine il y en a un nombre encore plus hallucinant. C’est une caisse de résonance pour tout.
D’un autre côté, il faut aussi noter la lutte contre les idéologies conspirationnistes et ses diverses formes de pensées. Elles ont de moins en moins de visibilité.
Si on prend l’exemple du Times, en 1920, c’est finalement un article qui pose la question des Protocoles des Sages de Sion [pamphlet antisémite] et de leur véracité qui lance le phénomène en Angleterre.
Sur le sujet, la France est-elle différente du reste du monde ?
En France le phénomène est nouveau, sans doute dès années 2000. Après la seconde guerre mondiale les histoires de conspirationnisme — au sens grands complots, avec la thématique juifs et francs-maçons — n’ont pas eu très bonne presse, assimilées à Vichy, au nazisme… Il y a quelques formes de conspirationnisme qui arrivent avant et après-guerre, mais finalement cela n’a pas beaucoup d’écho.
Dans les années 1980-1990, arrive en France, des Etats-Unis, tout un monde, plus ou moins étranger à notre culture. Notamment la série télévisée « X-Files », des éléments culturels dans les jeux de rôle ou les musiques alternatives. Par exemple un jeu édité dans les années 1980 qui s’appelle Illuminati et où l’on joue à manipuler un tas de groupes de personnes, très ludique aussi.
Aujourd’hui quel est le paysage conspirationniste en France ?
Il est un peu en recomposition, parce que l’écroulement d’Egalité et réconciliation [association antisémite] produit pas mal de remous. L’audience semble baisser, tout comme l’activité de l’organisation. Or, son responsable, Alain Soral, était le plus médiatique des conspirationnistes, même s’il relève plutôt d’un antisémitisme assez classique, mais il était vecteur d’éléments conspirationnistes et c’est l’une des rares personnes dont les médias parlent. Sinon c’est plus éclaté, les mouvements [conspirationnistes] ne sont pas forcément bien structurés.